Mardi soir, le magazine Usbek et Rica organisait une conférence à la Gaîté Lyrique sur le thème “la culture doit-elle être libre et gratuite ?”. Il s’agissait de la cinquième édition du Tribunal pour les générations futures, dont voici le pitch :
Parce que l’avenir n’est pas encore mort, nous avons plus que jamais besoin de l’explorer ! Chaque trimestre, accusé, procureur, avocat, témoins et jury populaire statuent sur un enjeu d’avenir… pour identifier les bouleversements d’aujourd’hui et les défis de demain.
La culture doit-elle être libre et gratuite ? La philosophie hacker dessine une nouvelle société du partage, dans laquelle la culture doit trouver un modèle économique à la fois stable et ouvert. Militants du libre et représentants des industries culturelles seront là pour en débattre, dans ce nouveau Tribunal pour les générations futures.
Le principe de ces soirées est qu’un jury, composé de personnes choisies au hasard dans la salle, est invité à se prononcer sur une question à l’issue du réquisitoire d’un procureur, de la plaidoirie d’un avocat et de la déposition des témoins.
J’ai eu le grand honneur d’être invité à participer comme avocat à cette séance, tandis qu’Eric Walter, secrétaire général de la Hadopi, s’est exprimé en qualité de témoin.
Voici ci-dessous la plaidoirie que j’ai prononcée à cette occasion, en faveur de la culture libre.
À vous de juger à présent, sachant qu’à la question posée à la fin par le président du Tribunal - “Faut-il punir les internautes qui copient, partagent et diffusent librement sur Internet ?” -, les jurés ont répondu non, par trois voix contre deux.
Mesdames, messieurs les jurés. Vous qui représentez ici les générations futures.
Vous vous souvenez sans doute de la campagne de spots vidéo, lancée l’été dernier par la Hadopi pour promouvoir son label PUR. On y voyait notamment la chanteuse Emma Leprince, cartonnant avec son tube “I prefer your clone” dans les années 2020. Un flashback nous ramenait au temps présent et nous montrait une petite fille. Une voix off énonçait alors que sans Hadopi, Emma Leprince ne pourrait jamais devenir artiste. Suivait ce slogan : “Hadopi : la création de demain se défend aujourd’hui”.
C’est donc vous, générations futures, qui étaient invoquées et utilisées pour promouvoir le système de protection des œuvres promu par la Hadopi. Le raisonnement sous-jacent était le suivant : le téléchargement illégal et les autres formes de piratage représentent un mode d’accès gratuit à la culture qui lèse les artistes en les privant des revenus liés à la vente de leurs œuvres. En les privant des moyens de subsister, cette gratuité met en danger les créateurs et l’avenir de la création. Avec le risque à terme que la création culturelle disparaisse et qu’il n’y ait plus ni livres, ni films, ni musique.
Je ne suis pas d’accord avec cette conception et je vais essayer de vous le montrer, mais je reconnais que cette question de l’avenir de la création mérite d’être posée. C’est même sans doute la question la plus importante à laquelle nous ayons à faire face dans le débat actuel sur le droit d’auteur et le partage des œuvres en ligne.
C’est sur elle que les générations futures nous jugeront.
La culture doit-elle dès lors être libre et gratuite ? La vraie question est plutôt : si la culture était libre et gratuite, aboutirait-on à une mise en danger et à une mort de la création ?
Je vais répondre en juriste, mais avant tout, il est nécessaire de bien clarifier les termes du débat, notamment à cause de l’ambiguïté des mots ” libre” et “gratuit”. En anglais, le terme “free” peut renvoyer à ces deux termes indistinctement, alors qu’en français, ils recouvrent deux réalités profondément différentes.
Beaucoup de choses sont gratuites sur Internet, mais peu sont réellement libres. Je peux lire certains articles gratuitement sur le site du Monde ou de Libé : les contenus sont librement accessibles, mais ils ne sont pas libres. Je peux écouter de la musique en streaming gratuitement sur Deezer ou Spotify, même sans prendre d’abonnement, mais il ne s’agit pas de musique libre.
Ces exemples montrent que la gratuité est un modèle économique à part entière, qu’elle serve à dégager des recettes publicitaires ou s’articule avec des formules de freemium. La plupart des géants du Net ont construit leurs empires sur la gratuité. On peut utiliser gratuitement le moteur de recherche de Google et tous les outils que la firme met à notre disposition : Google Maps, Google Docs, Gmail, etc. Les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter, sont gratuits. Mais il s’agit là d’une “fausse gratuité”, car les utilisateurs “payent” ces services en leur fournissant des données personnelles ou des contenus, ensuite marchandisées. Ces exemples montrent que la gratuité n’est pas toujours synonyme de liberté, loin de là.
En revanche, il existe des choses qui sont réellement libres et gratuites sur Internet, comme par exemple Wikipédia. L’encyclopédie collaborative est gratuite, mais elle est surtout libre et cette liberté provient de la licence libre (Creative Commons CC-BY-SA) sous laquelle elle est placée. En vertu de cette licence, il est possible de modifier et de réutiliser gratuitement les contenus de Wikipédia, y compris à des fins commerciales, à condition de citer la source, de créditer les contributeurs et de partager les contenus sous la même licence.
Cette forme particulière de liberté est d’abord née dans le monde du logiciel libre, pour être ensuite élargie aux autres champs de la création et à tous les types d’œuvres pouvant être protégées par le droit d’auteur. Le fonctionnement des licences libres renverse la logique traditionnelle du copyright. Au lieu de poser des interdictions (“Tous droits réservés”), les licences libres permettent aux auteurs de donner a priori des libertés aux utilisateurs pour certains usages, normalement soumis à autorisation : reproduire, représenter, modifier, etc.
Des licences comme les Creative Commons permettent en outre aux auteurs de maintenir certaines interdictions, comme celle de l’usage commercial ou de la modification, afin de conserver un contrôle plus étroit sur leur création.
Mais dans les cas couverts par la licence, l’usage est bien libre et gratuit. C’est le cas pour plus de 200 millions de photographies sur Flickr et plus de 10 millions de fichiers sur Wikimedia Commons.
Ces exemples prouvent que la culture PEUT être libre et gratuite, dès maintenant, si les auteurs font le choix d’utiliser les licences libres. Il existe d’ailleurs tout un pan de la création contemporaine – la culture libre – qui s’est constitué en utilisant ces licences. C’est le domaine du remix, du mashup, de la réutilisation et de la dissémination des œuvres : le propre de la culture Web.
Mais générations futures, je vous entends m’adresser une objection : ces licences conviennent sans doute aux amateurs pour diffuser leurs créations, mais quid des professionnels qui voudraient en tirer revenu. Comment Emma Leprince pourrait-elle devenir une artiste si elle place ses chansons sous licence libre ? Même si on peut comprendre ce type de réticences, l’argument en réalité ne porte pas, car il existe d’ores et déjà des créateurs qui ont réussi à construire des modèles économiques convaincants en utilisant des licences libres, et ce dans tous les domaines.
C’est le cas pour les livres avec Cory Doctorow, qui offre depuis longtemps ses ouvrages sous licence libre en ligne, mais vend (et fort bien) les même livres en papier. En matière de musique, il existe une Emma Leprince en Australie, nommée Yunyu, qui a réussi à percer en plaçant certains morceaux de ses albums sous licence libre, afin que leur circulation lui assure un marketing viral. C’est le cas également pour le cinéma avec le succès l’an dernier du film d’animation El Cosmonauta du producteur indépendant espagnol Riot Cinéma. Dans la photographie, Jonathan Worth, exposé à la National Portrait Gallery, diffuse ses clichés en ligne sous licence Creative Commons.
La culture peut être libre ; elle peut même être gratuite, mais des modèles économiques viables peuvent être construits, fondés sur la valeur du partage. Car contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, le partage donne de la valeur aux œuvres, au lieu de les dévaloriser.
Un exemple qui le prouve est celui de Yann Arthus Bertrand, qui a choisi de diffuser gratuitement son film Home sur Internet, ce qui ne l’a pas empêché de rencontrer le succès pour la projection en salles et pour la vente de DVD. Au contraire, c’est PARCE QUE son œuvre a été diffusée gratuitement et partagée qu’elle a acquis une valeur qui a pu ensuite être monétisée.
La culture peut donc être libre et gratuite, grâce aux licences libres. Ce n’est pas exclusif de la mise en place de modèles économiques innovants et rémunérateurs et il vous appartiendra, générations futures, de vous emparer de ces outils pour construire la culture libre de demain.
Mais la question qui nous était posée n’était pas la culture PEUT-elle être libre et gratuite, mais la Culture DOIT-elle être libre et gratuite, ce qui est différent. Elle implique que la gratuité soit appliquée comme un principe général, au-delà du cercle des artistes décidant d’utiliser les licences libres. Cette généralisation peut paraître problématique, mais à cause du discours ambiant qui culpabilise la gratuité et le partage, on a tendance à oublier que la culture EST déjà dans de nombreuses hypothèses libre et gratuite. C’est la loi elle-même qui l’impose, y compris aux titulaires de droits, et c’est absolument essentiel pour préserver nos libertés.
Le premier exemple de gratuité et de liberté consacrées par la loi, c’est celui du domaine public. Car le droit d’auteur n’est pas une propriété comme les autres : elle est limitée dans le temps et 70 ans après la mort de l’auteur, l’œuvre entre dans le domaine public. Il est alors possible de la reproduire, de la représenter et de l’exploiter, gratuitement et librement (moyennant le respect du droit moral).
Le domaine public est un moteur essentiel pour la création, car bien souvent, on créée en s’appuyant sur ce qui existe déjà : Bach empruntait des airs populaires traditionnels pour composer ses morceaux ; que serait Picasso sans Titien, Vélasquez ou Ingres ? Led Zeppelin a révolutionné le rock en réinterprétant des standards du blues, etc.
La création de demain se protège aujourd’hui, nous dit Hadopi. Mais il est tout aussi important de protéger le domaine public pour défendre la création de demain, afin que les générations futures puissent s’appuyer sur la création d’hier et y puiser leur inspiration.
Or pourtant, le domaine public est sans cesse menacé par le lobbying des industries culturelles qui réclament et obtiennent du législateur une extension de la durée des droits. Le Parlement européen vient d’accepter que les droits voisins des interprètes et des producteurs de cinquante à soixante-dix ans.
Nous venons de fêter les 100 ans de la naissance de Robert Doisneau, mais son œuvre va rester protégée jusqu’en… 2065, l’auteur étant mort en 1994. Cela signifie que de mon vivant, je ne verrai jamais entrer dans le domaine public le Baiser de l’Hôtel de Ville, pourtant réalisé en 1950, il y a plus de soixante ans. Et peut-être vous aussi, générations futures, ne le verrez-vous jamais entrer dans le domaine public, si la durée des droits est encore allongée, comme on peut le craindre !
La culture EST-elle libre et gratuite ? Oui, grâce au domaine public, mais aussi grâce aux exceptions au droit d’auteur.
Nous pouvons par exemple heureusement faire gratuitement de courtes citations d’œuvres, mais ce n’est possible qu’en vertu d’une exception au monopole de l’auteur. Nous pouvons écouter les CD et DVD que nous achetons chez nous (encore heureux !), mais là encore, ce n’est possible que parce qu’existe une exception pour les représentations dans le cadre du cercle de famille. Les handicapés visuels peuvent obtenir en France gratuitement des œuvres adaptées, en gros caractères ou en braille, parce qu’une exception le leur permet.
Un monde dans lequel ces exceptions n’existeraient pas serait une dystopie digne d’Orwell ou de Bradbury. Combien nos libertés seraient fragilisées s’il nous fallait payer pour faire de simples citations ou pour chaque écoute de musique en privé ! Et pour supprimer la gratuité de l’exception handicapés, faudrait-il instaurer une taxe sur les cannes blanches et les lunettes noires !
Grâce aux exceptions au droit d’auteur, la culture EST donc libre et gratuite, et il est essentiel qu’il en soit ainsi. Un dernier exemple va nous permettre de revenir à l’environnement numérique.
Dans le monde physique, je peux tout à fait librement et gratuitement donner un livre qui m’appartient à la personne de mon choix. Comme cet acte n’implique aucune copie, ni aucune représentation, le droit d’auteur n’a absolument rien à dire à ce sujet et les titulaires de droit ne peuvent en aucune mesure s’y opposer.
Cette forme de partage gratuit de la Culture joue un rôle essentiel. Combien de livres avez-vous découvert grâce à un ami ou à un conjoint qui vous les ont prêtés ou donnés ?
Dans l’environnement numérique cependant, cette faculté de partage est réduite à néant. Le même ouvrage sous forme numérique ne peut être envoyé par mail à un ami, car cet acte implique nécessairement une copie et une représentation. Il est donc contraire au droit d’auteur et c’est ainsi que le partage est devenu piratage.
Or pour vous, générations futures, il arrivera sans doute un moment où les livres papier disparaitront, ainsi que tous les autres supports physiques, et où toute la culture prendra une forme numérique. Peut-on accepter que ce passage au numérique ait pour conséquence une réduction tragique de la liberté de partager la culture ?
La culture DOIT-elle être libre et gratuite ? La vraie question est de savoir comment nous pouvons préserver pour les générations futures la liberté de partager la culture en toute légalité qui était la nôtre dans l’environnement physique.
Et là, je dis que cette liberté a nécessairement un prix et que le partage sous forme numérique ne pourra rester entièrement gratuit, si l’on veut qu’il soit reconnu comme un droit.
Plusieurs modèles ont été imaginés qui permettraient de consacrer le droit au partage dans l’environnement numérique. Ils peuvent prendre des noms et des formes différentes, qu’il s’agisse de la licence globale, de la contribution créative ou du mécénat global.
Tous reposent sur l’idée qu’en échange d’une contribution de quelques euros, prélevée sur l’abonnement Internet, les individus se verraient reconnaître un droit au partage des œuvres, pour des échanges hors marchés, sans finalité commerciale. Le modèle est celui des échanges décentralisés du P2P ou celui de la diffusion en ligne par le biais des blogs ou des sites personnels. Il ne s’agit en aucun cas des systèmes centralisés à la MegaUpload, qui impliquent nécessairement une transaction commerciale, sous une forme ou une autre.
Ce système consacre une liberté d’échanger la culture et permet de récompenser les créateurs, en fonction du nombre de partages de leurs œuvres, en leur reversant une part des sommes collectées à partir du surcoût à l’abonnement Internet. L’échange est alors libre tant qu’il s’effectue dans un cadre non commercial, mais même s’il n’est pas payant à l’acte, il n’est pas gratuit, puisque l’internaute doit s’acquitter de ce prélèvement mensuel.
Vous pourriez préférer, générations futures, de continuer à accéder illégalement aux œuvres, sans avoir rien à payer pour cela. Mais vous devez prendre en considération que cette gratuité a un coût, pour chacun de vous et pour la société toute entière.
Car pour lutter contre le partage des œuvres, le législateur s’est engagé dans une spirale répressive, qui augmente sans cesse le niveau de la violence d’État et fait peser une grave menace sur nos libertés et sur l’intégrité d’Internet. Depuis vingt ans, les textes répressifs s’enchaînent à un rythme alarmant : Traité OMPI sur les DRM, DMCA américain, DADVSI en Europe et en France, Hadopi et la riposte graduée, SOPA/PIPA bloqués aux États-Unis mais aussitôt remplacés par CISPA, ACTA liberticide négocié dans le secret, mais arrivé aux portes du Parlement européen… Cette fuite en avant du droit et ces agressions continuelles contre les libertés sont le prix à payer de la gratuité, pour nous et pour les générations futures.
Si l’on veut que le partage devienne un droit reconnu et consacré par la loi, alors il faut être prêt à en payer le prix, qui est celui de la contribution créative. Pour les individus, c’est une somme modeste de quelques euros par mois ; pour les créateurs, c’est une nouvelle manne de plusieurs centaines de millions par an. Pour la société toute entière, c’est le prix d’une paix retrouvée.
Pour qu’il redevienne à l’avenir aussi simple de donner un fichier à un ami qu’un livre aujourd’hui.
La question n’est hélas plus de savoir si la culture doit être libre, mais si nous voulons le rester.
Nous et les générations futures.
Toutes les photos de la soirée ici
Lionel Maurel, alias Calimaq. Juriste & Bibliothécaire. Auteur du blog S.I.Lex, au croisement du droit et des sciences de l’information. Décrypte et analyse les transformations du droit dans l’environnement numérique. Traque et essaie de faire sauter (y compris chez lui) le DRM mental qui empêche de penser le droit autrement. Engagé pour la défense et la promotion des biens communs, de la culture libre et du domaine public. Je veux rendre à l’intelligence collective tout ce qu’elle me donne, notamment ici : twitter .
Hier, l’INSEE communiquait ses derniers relevés de la population française, mettant en évidence une croissance de dix millions d’âmes en trente ans. Projetés sur une très longue période, ces résultats s’avèrent dérisoires. C’est l’un des constats qui s’imposaient hier soir à la Gaité Lyrique, à Paris, lors du troisième “Tribunal pour les générations futures” consacré à la démographie mondiale et à la place de l’homme sur Terre vers 2050. Un procès-spectacle organisé par nos amis du magazine Usbek & Rica.
Comme dans tout bon procès, la parole est à l’expert, place à l’objectivité. Gilles Pison, démographe à l’INED, est appelé à la barre. Chiffres sous le coude, il illustre une “situation exceptionnelle” :
Pour parler du futur, nous devons remonter le passé, 2000 ans en arrière. Nous étions alors 250 millions d’habitants. La population n’a pratiquement pas augmenté, jusqu’en 1800. Entre 1927 et 2012, brusquement, les chiffres ont grimpé en flèche.
À titre d’exemple, entre 1800 et 2000, la population Européenne a été multipliée par quatre. Comme le rappelle l’expert, “quatre bébés naissent par seconde. Comme deux personnes meurent aussi par seconde, cela fait deux personnes en plus chaque seconde.” Et d’expliquer pourquoi ce changement si soudain, à partir du XIXe siècle :
Autrefois, les familles faisaient six enfants en moyenne, mais la moitié mourrait en bas âge, la population n’augmentait donc pas. Avec le progrès technique, la découverte des vaccins, la mortalité des enfants a baissé et un excédent des naissances sur les décès est apparu (…) Les gens se sont rendu compte que les enfants avaient un coût, alors ils ont limité les naissances à deux enfants par couple.
Un nouvel équilibre est alors apparu, en Europe, en Amérique et en Asie. Seule l’Afrique connaît une transition démographique “un peu plus tardive”, mais d’après Gilles Pison, “elle finira elle aussi par rejoindre l’équilibre.”
L’expert nommé par le “Tribunal pour les générations futures” passe maintenant la population humaine dans le simulateur de l’INED et expose les différents scénarios imaginés par les Nations Unies. D’abord, celui de l’extinction, causée par le modèle des familles de très petite taille :
Si les pays en voie de développement copient les pays où la transition démographique est achevée et font moins de deux enfants par femme, de façon durable, la population mondiale, après avoir atteint un maximum de 9 milliards d’habitants, diminuera inexorablement jusqu’à l’extinction à terme.
Passé le scénario “irréaliste” d’un niveau de fécondité constant, où la population atteindrait 134.000 milliards en 2300, Gilles Pison en arrive au scénario “moyen”, celui du retour à l’équilibre, avec une fécondité stabilisée à deux enfants par femme, assez pour assurer le remplacement des générations :
En 2050, la population mondiale atteindrait les neuf milliards et se stabiliserait à ce chiffre. Mais ce scénario ne fait qu’indiquer le chemin si l’on veut que l’espèce ne disparaisse pas. La fécondité baisse partout sur la planète sans qu’il y ait besoin d’imposer le contrôle des naissances. Ce n’est pas la question du nombre des hommes que l’on doit se poser, mais plutôt celle de la façon dont ils vivent. Sommes-nous trop nombreux, ou consommons nous trop ? Ce sera mon dernier mot.
Quittant la barre, l’expert est vite remplacé par le premier accusé. La parole est à Didier Barthès, de l’association écologiste Démographie Responsable. Face à “l’explosion démographique”, l’accusé fait le pari que “la question écologique sera au coeur des préoccupations futures, ou alors le monde deviendra invivable, sans forêt, sans animaux… En fait, nous n’avons pas le choix !” A Démographie Responsable, on milite pour un contrôle des naissances. Didier Barthès s’insurge contre la croisade faite contre les “malthusiens” :
On nous traite de tous les noms, fascistes, eugénistes, antihumains, même. Jamais nous n’avons prôné une quelconque sélection, et on ne propose pas de tuer les gens ! Nous vivons une époque exceptionnelle, nous n’avons jamais été aussi nombreux et ça ne durera pas. “Croissez et multipliez”, c’est une belle phrase, mais qui a été écrite il y a 2000 ans, dans un monde où il n’y avait que 200 millions d’habitants.
Comment éviter le cataclysme ? Pour l’accusé, “on peut changer notre consommation d’énergie, recycler, ça ne changera rien au fait que nous grignotons la planète en consommant de l’espace !” Une consommation qui se traduit par une élimination du reste du vivant :
En 110 ans, nous avons éliminé 97 % des tigres. Voulons-nous d’un monde en bitume, sans vie ? L’humanisme, c’est avant tout ne pas détruire le reste du vivant, tout en assurant la durabilité des sociétés.
En guise de conclusion, Didier Barthès propose de limiter les naissances à deux enfants par femme dans les pays occidentaux. “Si nous redescendons vers une évolution plus douce, si nous allons vers une modestie démographique, nous éviterons l’extinction qui nous guette.”
Sur ces paroles qui résonnent lourdement dans le tribunal, Théophile de Giraud, écrivain et inventeur de la “Fête des Non-Parents“, fait une entrée fracassante. L’accusé, auteur d’un manifeste antinataliste, s’avance, pose sur le pupitre un biberon rempli de bière. Il sort un pistolet factice, et commence lentement à se déshabiller : “Il faut regarder les choses en face, la vérité est nue !”
Au-delà du show, l’accusé n’oublie pas son discours. Et se met à citer Marguerite Yourcenar, qui répondait à Matthieu Galey, dans Les Yeux ouverts :
L’explosion démographique transforme l’homme en habitant d’une termitière et prépare toutes les guerres futures, la destruction de la planète causée par la pollution de l’air et de l’eau.
Théophile de Giraud est accusé par le procureur Thierry Keller de “haïr l’humain”. Non, répond l’accusé, dans sa nudité originelle : “On ne questionne pas le désir d’enfant, avons-nous le droit de mettre un enfant au monde, et si oui, sous quelles conditions ?” L’écrivain s’attaque au concept de décroissance.
La décroissance économique est impossible, les pays en voie de développement veulent nous rejoindre et ces gens ont le droit de connaître notre confort. Mais la décroissance démographique, c’est possible ! Vive le dénatalisme ! Laissons les femmes choisir, elles préfèrent la qualité à la quantité.
Le plaidoirie de l’accusé a de quoi surprendre : “La planète est plus que trop “surpollupeuplée” ! Cela n’a rien à voir avec le progrès ou le mode de vie, on a l’exemple de civilisations sans technologie qui se sont effondrées, comme l’Île de Paques. Le problème, c’est la quantité de population sur un territoire donné. Nous agonisons sous le poids du nombre !” En brandissant son arme factice, l’accusé conclut :
La natalité est un crime contre l’humanité, vos enfants connaîtront les guerres pour l’accès aux dernières ressources disponibles… Si vous aimez vos enfants, ne les mettez pas au monde !
C’est au tour du procureur de parler. Thierry Keller est rédacteur en chef du magazine Ubsbek & Rica. Dans son dernier numéro, le journaliste reprend la théorie de Christian Godin, philosophe, qui affirme que l’humanité s’éteindra d’elle-même. Cela se passera autour de l’année 2400.
Il n’y aura pas besoin de faire la guerre, nous disparaîtrons par manque de motivation. Cette fameuse explosion démographique, c’est en réalité un mouvement vers la décélération démographique, puis l’extinction. Sommes-nous trop nombreux ? En fait, nous aurions dû poser la question autrement : serons-nous assez nombreux demain ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Si en seulement 50 ans, nous sommes passés de trois à six milliards d’individus, les taux de fécondité s’effondrent. En Russie, 142 millions d’âmes, la population descendra à 110 000 en 2100, selon la simulation de l’ONU. Au Maroc, elle passera de 31 millions aujourd’hui à 39 millions en 2050, mais chutera jusqu’à 33 000 habitants en 2200. Scénario digne du roman Les Fils de l’homme, de P.D. James.
Pourquoi cette baisse de fécondité ? Parce que, par peur du lendemain, par hédonisme, nous n’avons plus envie. L’enfant encombre, on pense à aujourd’hui avant demain. Nous ne pouvons pas disparaitre ainsi, avant d’avoir résolu certaines énigmes, d’où nous venons, où nous allons. L’aventure humaine ne doit pas se terminer !
Défenseur de la natalité, Thierry Keller s’adresse alors au jury, quatre personnes tirées au sort parmi le public : “Nous avons encore des choses à faire sur Terre. Jury, vous incarnez les générations futures, je vous demande ce soir de voter non à la question “sommes-nous trop nombreux ?””
Réponse unanime du jury : le non l’emporte. Les accusés, les antinatalistes, sont donc jugés coupables. En apparence, du moins. Se détachant du groupe de jurés, Mathilde, 23 ans, explique son vote :
On devait choisir si oui ou non nous étions trop nombreux sur Terre… Ma réponse, c’était ni oui ni non, je trouve ce choix, entre vivre dans un monde pourri ou s’éteindre doucement, trop manichéen. Les deux solutions sont trop extrêmes.
La jeune graphiste se range “volontiers du côté de l’expert, qui est resté objectif. J’attends de voir, il doit bien exister un juste milieu.” Comme pour lui faire écho, Gilles Pison, en sortant du tribunal, lance :
Le modèle humain n’est pas celui des mouches qui vivent dans un bocal. La population évolue de l’intérieur, c’est avant tout une question de choix. A long terme, notre survie dépendra plus de nos comportements, de notre consommation des ressources, que de notre contrôle des naissances.
Illustration : Nils Glöt pour Usbek & Rica
Photos : Ophelia Noor pour Owni /-)
Sur le banc des accusés, les anti-natalistes. Accusés de haine contre l’humanité, ils défendent la thèse d’une explosion démographique. Une peur irraisonnée, qui frappait déjà en leur temps, Aristote, Platon, puis l’économiste britannique Malthus, à la fin du 18e siècle. Didier Barthès, responsable de l’association écologiste Démographie Responsable, les représente. Il est accusé de militer pour la “stabilisation, voire une diminution de la population humaine”, et de vouloir réhabiliter Malthus, le pionnier du contrôle des naissances. Voici l’extrait édifiant d’un billet posté par ledit accusé sur son blog :
Le pasteur anglais est l’un des premiers à avoir compris la finitude du monde. A terme, la croissance de la population l’emporterait sur celle des ressources, conduisant le monde aux famines et aux désordres afférents. Il est de bon ton de rappeler avec condescendance que Malthus se serait trompé. Il n’aurait pas pris la juste mesure du progrès technique et en aurait sous estimé les conséquences. Il faut être conscient que le progrès technique nous a permis d’accéder plus vite aux ressources fossiles que la nature avait mis plusieurs dizaines de millions d’années à constituer. Il nous a permis de consommer plus rapidement le capital de la planète. A l’épuisement prochain de ces réserves, la prédiction malthusienne retrouvera toute sa force.
Didier Barthès est inculpé d’avoir proposé de limiter les naissances à deux enfants par femme dans les pays occidentaux. A ses côtés, Théophile de Giraud, écrivain et inventeur en 2009 de la “Fête des Non-Parents“. Ce dernier est l’auteur d’un manifeste antinataliste, “L’Art de guillotiner les procréateurs“, dont nous produisons ici un extrait accablant pour l’accusé :
On pourra faire remarquer que l’espèce humaine n’existait pas voici un milliard d’années et que personne ne s’en plaignait… Imaginons à présent que notre espèce disparaisse bel et bien, qui donc demeurera-t-il pour s’en plaindre ? Le dernier des hommes ? Non, non, celui-là aussi aura disparu ; alors quelle voix humaine gémira-t-elle sur l’évaporation du plus féroce de tous les prédateurs ? Qui regrettera que l’embranchement des primates, qui n’a encore jamais cessé de se faire la guerre et de s’entretuer depuis qu’il s’est (un peu, ô si peu) différencié des autres singes, ait tout à coup cessé d’exister ? Les animaux que nous passons notre temps à exploiter, maltraiter, torturer, emprisonner et génocider ? Certes non.
Thierry Keller, rédacteur en chef d’Usbek & Rica sera le procureur de ce procès. Il rappelle que selon l’expert Gilles Pison, démographe à l’INED, la population mondiale se stabilisera d’ici à 2100 aux alentours de 10 milliards d’individus, et que les chiffres sont parfois trompeurs. Christian Godin, philosophe, a ainsi affirmé quel l’humanité s’éteindra d’elle-même, vers 2400, par “désintérêt de soi, par désinvestissement de soi”.
Si en seulement 50 ans, nous sommes passés de trois à six milliards d’individus, les taux de fécondité s’effondrent. La Chine, qui frôle les 1,4 milliards d’habitants, deviendra dans 40 ans “un pays de vieux“, en raison de sa politique de l’enfant unique. D’où, lance le procureur, la nécessité de faire des enfants au lieu de contrôler les naissances. Christian Godin affirme :
Il n’y aura pas de stabilisation mais un déclin inexorable, jusqu’à l’extinction démographique. Regardons l’exemple des pays occidentaux : on parle sans cesse de la France comme “championne d’Europe de la natalité”. Mais si on regarde de plus près, on s’aperçoit qu’elle n’arrive même pas au seuil qui permettrait le renouvellement des générations.
Aux arguments des écologistes et autres malthusiens, les humanistes représentant les générations futures répondent qu’avec la densité de Paris, on pourrait loger 7 milliards de personnes sur un territoire équivalent aux deux tiers de la France. Pourquoi parle-t-on de surpopulation, si les taux de natalité s’écroulent partout dans le monde ? Sommes-nous vraiment trop nombreux sur Terre ? Les éléments de l’accusation portée contre Didier Barthes et Théophile de Giraud sont de nature morale. Les inculpés sont accusés de ne pas avoir confiance en l’Homme et en son extraordinaire capacité à inventer et à s’adapter. Le procureur Keller affirme, dans Usbek & Rica :
Si l’espèce humaine est capable du pire, elle l’est aussi du meilleur. Chacun voit bien que nous sommes collectivement engagés dans un drôle de processus, qui doit nous mener tout droit à la grande catastrophe. Mais de par le monde se lèvent des individus qui refusent de se laisser emporter par le pessimisme. Ce sont ceux, et nous en faisons partie, qui se motivent pour écrire de nouvelles pages de l’Histoire. Peut-être est-ce de cela dont nous manquons le plus, après tout : de motivation pour continuer.
En conséquence, nous sommes d’avis que les anti-natalistes soient mis en jugement à la Gaieté Lyrique, ce soir à 19h. Un jury sera tiré au sort parmi le public et du débat naîtra (peut-être) la vérité.