Les liens sont en anglais, sauf indication contraire entre crochets.
Au cours d’une conversation lors du sommet de Global Voices sur le thème “Internet et Libertés”, menée par Ethan Zuckerman et Rebecca MacKinnon, Ethan m’a demandé « s’il y avait à mon avis une quelconque manière pour que le gouvernement américain puisse avoir une influence bénéfique sur l’espace de liberté de l’Internet » et ma réponse a été : « Non. Je préfère qu’ils restent hors champ. » Ma réponse est entraînée par trois considérations importantes. Comme je l’ai dit, je ne vois pas la nouvelle politique de la liberté de l’Internet comme indépendante de la plus large et bien plus ancienne politique étrangère américaine, qui a été fondée sur des considérations pratiques plutôt que sur de considérations éthiques et morales telles que le soutien aux droits humains. Comme nous le savons tous dans cette partie du monde, au nom d’une realpolitik à court terme, Les USA apportent leur soutien à toutes sortes de dictatures au détriment des mouvements et aspirations démocratiques et réformistes.
La longue tradition des États-Unis et de l’Occident de soutien à ces régimes vient de la crainte qu’une réforme démocratique de quelque genre que ce soit dans le monde arabe déboucherait sur des régimes encore pires que ceux en place, lesquels fournissent un certain niveau de «stabilité» et garantissent les intérêts américains et occidentaux. Beaucoup de dictateurs arabes, qui ont dirigé des régimes arabes soi-disant « modérés » depuis des décennies, pratiquement sans opposition, et parmi eux quelques autocrates vieillissants qui orchestrent désormais une succession «constitutionnelle» leur permettant de maintenir leur domination absolue, sont considérés comme des alliés, et bénéficient donc d’un soutien financier et moral des États-Unis et des gouvernements occidentaux en dépit de leurs scores horribles dans le domaine des droits humains.
Cette même politique étrangère hypocrite se manifeste visiblement par le soutien sélectif et incohérent et l’attention que le gouvernement américain, les entreprises d’Internet, les médias traditionnels et citoyens de l’Occident, et, malheureusement, une partie importante des militants de la liberté d’expression, des centres de recherche, et des fournisseurs d’outils de contournement, porte à l’initiative de la liberté de l’Internet. L’accent est mis fortement sur le contrôle de l’Internet dans les pays posant de sérieux défis géostratégiques à l’Occident, avec une préférence pour l’Iran et la Chine et en oubliant les États alliés ou “dictatures amies”, qui entretiennent des liens étroits avec l’Occident, tels que l’Égypte, l’Arabie saoudite et les États du Golfe.
Comme l’a dit avec éloquence le journaliste Rami Khoury dans sa tribune du New York Times “Lorsque les Arabes tweetent“ :
On ne peut pas prendre au sérieux les États-Unis ou tout autre gouvernement occidental qui finance l’activisme politique de jeunes Arabes alors qu’ils fournissent simultanément des fonds et des armes qui aident à consolider le pouvoir des gouvernements arabes, ceux-là mêmes que ciblent les jeunes activistes qui veulent le changement.”
Même si je ne partage pas la plupart des conclusions de Khoury sur le bilan du cyber-activisme dans le monde arabe – un domaine que j’ai suivi de très près ces dix dernières années – je suis d’accord avec l’argument cité ci-dessus : les États-Unis ne peuvent pas être considérés comme crédibles dans leur nouvelle croisade pour la liberté de l’Internet tant qu’ils conservent la même politique étrangère qui est, aux yeux de nombreux spécialistes des affaires arabes et des militants, hypocrite et anti-démocratique.
L’éminent blogueur égyptien et cyber-activiste Alla Abd El Fattah [arabe et en] fait une remarque similaire. Alaa m’a dit dans une interview pour cet article :
Pour la plupart des Égyptiens, le soutien présumé au cyber-activisme fourni par le gouvernement, les entreprises et structures non-lucratives US est, au mieux, inapproprié. Pour commencer, l’intérêt et l’engouement pour ce qui se passe dans le Sud [du monde, NdE] est très sélectif. Par exemple, les dizaines de milliers de travailleurs égyptiens organisant des grèves d’usine et posant le plus grand défi pour le régime de Moubarak à l’heure actuelle sont totalement ignorés par les médias et les décideurs. Il n’est pas question ici de slacktivisme [cyber-activisme consistant à se donner bonne conscience, sans conséquences pratiques, NdE]. Ces ouvriers utilisent les blogs, Facebook, les SMS et YouTube pour organiser, mobiliser, et faire connaître leurs actions et leurs revendications. Le cyber-activisme fait partie intégrante du quotidien de leur mouvement. Et même lorsque le Département d’État note l’existence d’un activisme, son intérêt et son «soutien» peuvent faire plus de mal que de bien. Tu vois, on remarque combien les États-Unis soutiennent les régimes «modérés» qui prennent plaisir à nous torturer. Et obtenir de l’aide du même gars qui finance la police, l’armée, les médias, la propagande d’État et la corruption est tout simplement mauvais pour la crédibilité d’un cyber-activiste (sans parler de ce que la plupart d’entre nous pensent de l’occupation de l’Irak ou du “soutien inconditionnel » des États-Unis à Israël). Si le gouvernement États-Unis est vraiment intéressé par la démocratie dans le monde arabe, il devrait cesser d’envoyer des aides aux dictatures, et juste dégager.
De Thaïlande, CJ Hinke, fondateur de l’un des groupes anti-censure les plus actifs depuis 2006, la Liberté contre la censure en Thaïlande (FACT) [en et thaï], tire les mêmes conclusions dans un échange de courriels avec moi :
“Le gouvernement américain a manifesté un intérêt de pure forme pour la liberté sur Internet. Pendant qu’ils blablatent, je ne suis pas sûr qu’ils passent aux actes. Passer aux actes va bien au-delà de l’allocation simple de millions pour des activités soi-disant « anti-censure ». En Thaïlande, toutes les ONG sont financées par l’étranger et, dans une certaine mesure, se financer par de l’argent d’États d’où qu’ils viennes peut porter atteinte à la crédibilité et l’autonomie. D’autre part, les États-Unis financent un grand nombre de voix très importantes, comme Reporters sans frontières. Il n’y a presque pas d’intérêt à financer les efforts thaïlandais en faveur de la liberté d’expression parce que, contrairement à l’Iran ou la Chine, la Thaïlande n’est pas considérée comme un important censeur, bien que 210.000 sites ont été censurés pendant les six mois de loi martiale.
Nasser Weddady, de la Mauritanie, responsable de la promotion des droits civils à HAMSA AIC, a aussi blogué sur les problèmes posés par le financement étranger du cyber-activisme arabe (voir aussi le post de Jillian York) et a organisé un atelier à ce sujet au cours de notre Réunion des Blogueurs Arabes de 2009 à Beyrouth. Nasser affirme dans une interview pour cet article :
Il y a un énorme manque de crédibilité des États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux par rapport à leur politique déclarée de soutien au cyber-activisme dans le monde arabe. Pour le meilleur ou le pire, ces gouvernements croient qu’ils sont sensibles aux besoins des cyber-dissidents arabes, et les dissidents arabes en ont assez de l’impact des financements étrangers sur leur crédibilité dans leur société. Ce n’est pas seulement dû aux thèmes traditionnels du mécontentement vis-à-vis de la politique étrangère de l’Occident, mais aussi parce que dans de nombreux pays arabes, recevoir un financement direct d’un gouvernement étranger peut conduire à une répression conduite par ces mêmes gouvernements qui sont en fait alliés aux États-Unis comme par exemple l’Arabie Saoudite.
Quoi qu’il en soit, il semble que les responsables américains ne sont pas tout à fait conscients de ces préoccupations et griefs. Lors de son discours déjà mentionné sur la liberté de l’Internet, la secrétaire d’État Hillary Clinton a déclaré que « ces technologies sont neutres dans la lutte pour la liberté et le progrès. Ce n’est pas le cas des États-Unis. » Et je pense que nous savons tous que les États-Unis prennent effectivement fait et cause dans notre région en soutenant nos autocrates arabes et nos républiques dynastiques. Nous savons aussi à quel point la déclaration faite par Jared Cohen est incorrecte lorsqu’il dit [vidéo] : « nous n’avons pas une politique de liberté de l’Internet envers un pays ou un autre, nous avons une politique mondiale de la liberté de l’Internet, nous appuyons les efforts visant à contourner la censure politiquement motivée au niveau mondial ».
Mais ma chère amie et collègue Oiwan Lam, chercheuse et militante pour la liberté d’expression à Hong Kong, a une vue différente de celle présentée par Jared Cohen :
Je pense que le gouvernement américain ne réfléchit pas suffisamment à la liberté sur Internet. En réalité, beaucoup de mauvaises pratiques ont commencé aux États-Unis, comme la surprotection des droits d’auteur, la surveillance des internautes et l’enregistrement obligatoire de l’IP sous prétexte du terrorisme. Dans son discours sur la liberté du Net, Clinton a pointé du doigt la Chine en raison de l’incident de piratage de Google. Il est vrai que la Chine est un État autoritaire, qui applique toutes les mesures pour supprimer toute organisation en ligne et contrôler la liberté d’expression. Toutefois, en la mettant à part, les pays occidentaux montrent leur hypocrisie. De nombreux États démocratiques contrôlent de façon assez rude la liberté d’expression. La Corée du Sud est le premier pays à appliquer l’enregistrement du vrai nom de l’internaute, Singapour poursuit en justice pour diffamation quiconque critique le gouvernement en ligne. Et comme je l’ai dit, le gouvernement américain est également à l’origine de nombreuses pratiques abusives. Comme le gouvernement américain, Google a choisi de pointer la Chine de sa campagne pour la liberté de l’Internet. À mon avis, les principales menaces pesant sur les usagers à l’échelle mondiale sont le copyright, les poursuites pour diffamation, la protection de la vie privée, le nouveau modèle de monopole, le manque de transparence et la responsabilisation des fournisseurs d’accès dans le retrait de contenus mis en ligne par des utilisateurs etc.
Les cyber-activistes et militants pour la liberté d’expression dans d’autres pays que la Chine et de l’Iran, reçoivent de très mauvais signaux du mouvement mondial pour la liberté d’expression en ligne. L’attention accordée par les gouvernements étrangers, médias, centres de recherche, promoteurs et fournisseurs d’outils de contournement et même par les cyber-activistes pour la liberté d’expression aux pays les plus « sexy » engagés dans le contrôle et la répression de l’Internet, a réduit presque à néant l’attention portée à tous les autres pays.
Ceci ne veut pas dire que les blogueurs et les militants menacés en Iran et la Chine ne méritent pas une telle attention. Chaque blogueur mérite d’être soutenu et toutes les voix réduites au silence doivent être entendues. Le problème réside dans le traitement préférentiel et asymétrique qui entraîne une concentration de la couverture médiatique internationale de la menace posée à la liberté d’expression en ligne sur deux cas majeurs, l’Iran et la Chine. Ce qui pose la question de savoir pourquoi l’Iran et la Chine sont une priorité plus élevée pour plusieurs acteurs majeurs que, disons, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Vietnam et bien d’autres régimes répressifs ?
Pour les blogueurs et les militants en danger, vivant sous des régimes arabes soutenus par les États-Unis, cette question est plus que légitime. Mais aux oreilles de la « foule du DC orientée sur la politique», le simple fait que nous posions cette question sonnerait comme une énième théorie de la conspiration émanant d’ un autre sceptique « angry Arab » [Arabe en colère, allusion au célèbre blog du Professeur As’ad Abukhalil, NdE].
En réponse à mes inquiétudes concernant l’agenda de la liberté de l’Internet des États-Unis, qui se concentre sur des États « sexy » comme la Chine et l’Iran tout en ignorant la répression en ligne qui a lieu en Tunisie, en Syrie, au Vietnam et dans beaucoup d’autres pays moins sexy, Bob Boorstin, directeur de la communication à Google et ancien fonctionnaire du gouvernement américain, a qualifié mes préoccupations de « paranoïaques », tout en reconnaissant que les États-Unis « accordent plus d’attention aux pays dotés d’armes nucléaires qu’à ceux qui n’en ont pas ».
Ainsi, quand Bob Boorstin souligne l’importance des «armes nucléaires» pour expliquer pourquoi les USA concentrent leur politique de la liberté de l’Internet sur certains pays plutôt que sur d’autres, nous savons tous de quel pays il parle et pourquoi. Nous ne savons en revanche pas quel est le rapport que cela a avoir avec notre sujet central (la liberté d’internet) que Google défend actuellement de façon agressive ? Ce genre de déclaration d’un administrateur de Google ne fait que confirmer le fait qu’il ne s’agit pas de la liberté de l’Internet, mais d’une nouvelle bataille géostratégique, dans laquelle le thème de la liberté d’expression en ligne est détourné dans le but d’appuyer les intérêts stratégiques américains.
Dans un article publié sur Global Voices en avril 2007, j’ai soulevé la question de savoir pourquoi certains blogueurs et cyber-activistes emprisonnés et persécutés étaient en train de gagner la sympathie des médias occidentaux, tandis que d’autres ont des difficultés à attirer leur attention. Depuis cette date, je ne pense pas qu’il y ait eu des améliorations dans cette situation, due à ce que certains qualifient de deux poids deux mesures, pour ce qui est de la défense des blogueurs et des cyber-activistes. Bien que nous ayons travaillé dur à Global Voices Advocacy (Groupe de plaidoyer de Global Voices) sur notre projet collaboratif de cartographie pour construire une base de données sur les Voix Menacées (qui soit dit en passant ne prétend pas être exhaustive ni répertorier tous les blogueurs menacés), nous assistons encore à la même inébranlable “compassion sélective” réservée à certains blogueurs dans certains pays, beaucoup plus attractifs dans les médias que la grande majorité des voix réprimées. L’exemple le plus récent de black-out autour de la répression des libertés, avec l’arrestation à Bahreïn de l’un des blogueurs et cyber-activistes les plus inspirants, Ali Abdulemam, est là pour nous rappeler quel type de politique américaine est réservé aux cybera-ctivistes libéraux arabes dans le cadre de son appui au régime de Bahreïn, qui accueille la Vème Flotte de l’US Navy. Pour l’instant, l’administration Obama est très occupée avec le plus grand contrat d’armement avec l’Arabie saoudite voisine. Un accord de 60 milliards de dollars rendra presque impossible pour les États-Unis d’exprimer LEUR soutien à l’activiste, au moment où l’Arabie Saoudite et les autres États membres du Conseil de coopération du Golfe soutiennent Bahreïn dans sa répression de l’opposition.
Il suffit de regarder le nombre d’éditoriaux dans les médias américains et occidentaux traitant de la répression contre les blogueurs iraniens et chinois et de les comparer avec l’absence ou la sous-couverture réservée aux blogueurs et cyber-activistes arabes de pays alliés. En outre, le nombre de bourses qui ont été octroyées aux cyber-activistes et blogueurs iraniens, depuis les élections contestées de 2009 est étonnamment élevé. En mars 2010, à l’occasion de la Journée mondiale de la censure sur internet de Reporters Sans Frontières, le vice-président de Google, David Drummond, qui avait soutenu le “prix Netizen” de Reporters sans frontières, a déclaré lors de la cérémonie de remise du prix attribué au blog de défense du droit des femmes, we-change.org, que l’Iran et la Chine présentent “le risque le plus systémique et le risque le plus immédiat pour les personnes” en réprimant la dissidence en ligne.
Et même si la Chine et l’Iran sont véritablement indexés sur notre plateforme des Voix Menacées, il est également clair que la région la plus répressive est celle du monde arabe, enregistrant 41% des cas de menaces envers les blogueurs et cyberactivistes. Ironiquement, la plupart des arrestations pour raisons politiques de blogueurs et de cyber-activistes ont lieu dans les pays arabes alliés aux USA.
Nasser Weddady, qui a été impliqué dans de nombreuses campagnes pour libérer les blogueurs persécutés dans le monde arabe, a commenté ainsi ce point :
Les activistes arabes utilisent des outils d’Internet afin d’exiger des réformes démocratiques dans leurs sociétés depuis au moins 5 ans. Cela a conduit de nombreux blogueurs, cyber-activistes ou journalistes à être torturés ou envoyés en prison par leurs gouvernements. Il est absurde de s’attendre à ce que les activistes arabes aient confiance dans le financement ou les motivations de l’Occident (États-Unis ou autres) lorsque les gouvernements occidentaux sont trop souvent silencieux quand ils (les activistes) sont persécutés par leurs gouvernements.”
Pour beaucoup, dont l’administration Obama, les protestations suite à l’élection présidentielle de 2009 en Iran, constituent le premier évènement de magnitude élevée à démontrer l’utilité de la technologie face à la répression et à la censure politique. Cela a été clairement reflété dans le discours de Clinton sur la liberté de l’Internet dans lequel elle fait l’honneur à l’Iran de le mentionner sept fois. L’avalanche et le battage médiatiques qui ont eu lieu lors des manifestations post-électorales, tout en galvanisant une bonne partie de l’opinion publique occidentale contre la République islamique déjà haïe, a également créé un nouveau contexte dans lequel presque n’importe qui peut mettre sur le marché son “soutien” à la démocratie sous l’égide de la liberté de l’Internet. Alors que les fournisseurs et promoteurs des outils de contournement de la censure établis prostituaient leurs réalisations pour aider les Iraniens à contourner le filtrage d’Internet, de nombreux nouveaux venus revendiquent le même espace, aidé dans cette mission contraire à l’éthique par des journalistes, des politiciens et le silence assourdissant des experts du secteur. Après tout, les efforts contre la censure et l’agrégation de l’analyse en ligne et des données lors d’événements majeurs, comme le cas iranien, sont perçus, du moins par ceux qui possèdent ces données et la conception des outils, comme un puissant levier politique et une source potentielle de bénéfices. « Toute la bataille sur l’Internet se résume à une bataille sur les ressources », a déclaré Shiyu Zhou, fondateur du Consortium Mondial pour la Liberté de l’Internet du Falun Gong, qui est derrière Freegate, outil parmi d’autres de contournement ciblant les internautes chinois « Supposons que nous ayons la capacité de rendre possible pour le président des États-Unis de communiquer quand il le veut avec des centaines de milliers d’Iraniens à un risque nul ou limité ? Cela change le monde», a déclaré Michael Horowitz, un conseiller du Consortium Mondial pour la Liberté de l’Internet. En mai 2010, après des années de campagne de plaidoyer à Washington, le Département d’État a pris la décision de financer le Consortium Mondial pour la Liberté de l’Internet en offrant 1,5 million de dollars au groupe pour fournir un logiciel destiné à contourner la censure sur Internet.
Cette nouvelle a suivi l’apparition de nombreux rapports dans les médias suggérant que Freegate, qui a présenté une version en langue persane, a grandement aidé les internautes iraniens à diffuser et accéder à des informations sur les manifestations post-électorales. Puis vinrent les nouvelles que l’outil tant vanté, selon une couverture médiatique négligée, des liens familiaux, et une récompense importante ont été déterminants pour amener les dissidents iraniens à organiser les manifestations post-élections et de communiquer avec le monde extérieur. Un outil, conçu par un pirate informatique de 26 ans de San Francisco, qui n’avait pas connaissance ou d’intérêt dans les affaires iraniennes jusqu’aux récentes manifestations, semblait avoir réussi à déjouer la machine de la censure de Téhéran.
Tout cela a l’air bel et bon jusqu’à ce que vous commenciez à rechercher les mots-clés “Haystack” (botte de foin) et Centre de Recherche sur la Censure. Vous finirez par arriver sur deux sites web, avec de nombreux liens pour des donations en ligne, mais avec peu ou pas d’information sur l’outil et les chercheurs. Le site du logiciel n’offre pas de lien de téléchargement, pas plus que le site du Centre de Recherche sur la Censure ne fournit aucune recherche sur la censure. Avec la devise “Bonne chance pour trouver cette aiguille”, vous aurez fini la recherche de Haystack, sans avoir eu la chance de trouver celui-ci (lire les commentaires ici). Malgré tout cela, et malgré le fait que personne n’a jamais vérifié la sécurité de l’outil, Austin Heap et son Centre de Recherche sur la Censure ont obtenu du gouvernement usaméricain l’autorisation requise pour exporter leur logiciel anti-filtrage en Iran. « Nous travaillons pour essayer d’aider à la libre circulation de l’information à l’intérieur et hors de l’Iran. Nous avons délivré une licence à une société possédant une technologie qui permettrait à cela de se produire », a déclaré la secrétaire d’Etat américaine Hillary Rodham Clinton en mars 2010.
Arash Kamangir, un blogueur iranien très actif basé au Canada, qui analyse la blogosphère iranienne, a également été curieux d’en savoir plus sur Haystack. Il a demandé [farsi] à de nombreux Iraniens sur Twitter et Facebook s’ils ont utilisé l’outil :
Comment les gens de l’extérieur peuvent-ils aider les personnes coincées dans ces sphères mises hors circuit à devenir actives. Cette question contient une hypothèse implicite : nous, les personnes extérieures, allons respecter les opprimés et leur demander ce dont ils ont besoin. Ensuite, nous allons évaluer nos produits sur la base de ce que ces utilisateurs disent à leur sujet. Avons-nous fait cela ? Je ne suis pas familier avec Access Now, mais j’ai souvent demandé à mes contacts à l’intérieur de l’Iran qui utilisent Twitter et d’autres réseaux sociaux et ils m’ont dit, sans exception, qu’ils n’ont jamais eu de rencontre réussie avec Haystack. Pour moi, cela signifie que Haystack ne fonctionne pas. C’est en fait une conclusion modeste, parce que je ne connais aucun Iranien qui a effectivement été en mesure d’utiliser Haystack. Alors, plutôt que de demander «Est-ce que Haystack fonctionne ? » nous devrions nous demander «Est-ce que Haystack existe ? » Et par là nous voulons dire « exister » comme ‘ce bureau existe’ et non pas comme ‘les fées existent’.
Dans une interview par courriel pour cet article, Amin Sabeti [farsi] un autre blogueur iranien est d’accord avec les remarques d’Arash Kamangir au sujet de Haystack:
Haystack a une très bonne couverture des médias occidentaux comme la BBC (dans ses chaînes anglaise et persane), ou un journal comme The Guardian, mais j’ai interrogé plusieurs personnes vivant à l’intérieur de l’Iran à ce sujet, tous (je veux dire 100%) m’ont répondu qu’ils viennent de lire et avoir des nouvelles de Haystack mais qu’ils ne l’ont jamais utilisé. Je peux conclure que “Haystack” n’est pas un outil, c’ est juste un nom.
Amin est allé plus loin en exprimant son scepticisme quant à la politique américaine concernant la liberté de l’Internet envers l’Iran.
Au cours des manifestations post-élections, les États-Unis et d’autres pays n’ont pas aidé l’Iran. Ils ont simplement utilisé le Mouvement Vert comme de la propagande contre le régime iranien pour leurs propres intérêts. Par exemple, le Congrès américain a adopté une loi pour aider les Iraniens à contourner le filtrage et pour lever certaines sanctions afin de permettre le téléchargement et l’utilisation de leur technologie. Mais à partir d’octobre 2009, nous n’avons vu aucune action et, dans certains cas, comme avec sourceforge.net, les utilisateurs iraniens ne peuvent pas télécharger les logiciels, même ceux en open source. Le peuple iranien ne peut pas participer et poster ses vidéos pour le projet de YouTube «Life In A Day», tout simplement parce qu’ils sont iraniens !
On a beaucoup écrit récemment sur Haystack, qui semble bien être un fiasco. « Nous avons stoppé les essais en cours de Haystack en Iran en attendant un examen de sécurité. Si vous avez une copie du programme test, s’il vous plaît évitez de l’utiliser », affirmait un avis sur le site Haystack au milieu de fortes critiques. Et je viens d’apprendre que le développeur principal de Haystack et les membres du conseil d’administration du Centre de Rercherche sur la Censure, Karim Sajad Pour, Abbas Milani et Gary Sick ont démissionné.
À présent, le battage médiatique se déchaîne autour d’un autre outil de contournement couronné de succès. Appelé Collage, utilisant des techniques de stéganographie [technique pour faire passer inaperçu un message dans un autre message, NdE], il masque les messages controversés dans le contenu généré par l’utilisateur. « Pour autant que nous le sachions, Collage est le premier système anti-censure capable de stocker les messages à l’intérieur du contenu généré par l’utilisateur (par exemple, sur Flickr, YouTube, etc) de telle sorte qu’un censeur peut bloquer / corrompre certains de ces contenus mais les utilisateurs seront toujours en mesure de récupérer leurs messages », dit Sam Burnett, l’un des chercheurs à l’origine du projet. Les chercheurs ne semblent pas être au courant du fait important que la plupart des censeurs ont déjà effectivement interdit l’accès à Flickr et / ou Twitter et / ou YouTube et / ou Facebook. Des pays comme l’Iran, les Émirats Arabes Unis, la Syrie, la Tunisie et la Chine bloquent déjà l’accès à plus d’un de ces sites, si ce n’est pas à eux tous. En outre, si les sites de médias sociaux que cet outil cible ne sont pas encore bloqués, cela donnera quelque part quelques excuses “légitimes” aux censeurs pour les bloquer.
Les deux cercles de la technologie de contournement, l’ancien et le plus récent, partagent avec la classe politique usaméricaine, les médias et les centres de recherche, la même obsession de filtrage d’Internet en Iran et en Chine. Même Tor, le logiciel de sécurité le plus respecté, qui obtient des financements du ministère américain de la Défense et du Département d’État, a rejoint le chœur de la campagne médiatique pour “aider les Iraniens” à accéder à l’Internet et a publié ses premières données sur ce que le réseau Tor observe en Iran: “Mesurer Tor et l’Iran“.
Afin d’avoir une image claire de la disparité au niveau de la couverture du contrôle de l’Internet dans différents pays par trois fournisseurs / promoteurs d’outils de contournement principaux, j’ai recherché dans les calndriers de Twitter, les mots-clés Tor project, Psiphon et Sesawe, afin de déterminer quels pays attirent le plus d’attention publique. J’ai trouvé un modèle tout à fait pertinent :
Bien que Haystack et Freegate soient le genre d’“outils de contournement idéologiques” ciblant ouvertement certains pays, principalement la Chine et l’Iran (comme de nombreuses ONG qui ont été créés en l’Occident depuis les manifestations post-électorales de 2009), il est tout autant clair que d’autres fournisseurs et promoteurs d’outils de contournement, qui prétendent affronter la question du filtrage d’Internet au niveau mondial, portent en réalité leur attention sur à peu près les mêmes pays. Sesawe, qui se présente comme « une alliance mondiale dédiée à apporter les avantages de l’accès non censuré à l’information aux usagers d’ Internet du monde entier », a suivi le modèle de ses homologues en accordant une attention privilégiée à l’Iran et la Chine au mépris de ce qui se passe dans d’autres pays « où Sesawe compte ». Psiphon, récompensé pour sa technologie anti-censure, accorde une grande attention à l’Iran et la Chine aussi sous forme de tweets, et fait la promotion des nœuds proxy Psiphon via Twitter.
Il est évident de dire que nous ne nous attendons pas à voir la même attention ou soutien contre la vague massive de censure qui a récemment enflammé les webs tunisien ou bahreïni. Même l’attaque de hameçonnage (phishing) de masse sur Gmail qui visait les comptes de militants anti-censure et de défenseurs des droits humains tunisiens a eu lieu sans que nos “zélotes” de la liberté de l’Internet sourcillent.
En somme, il y a beaucoup d’autres raisons d’être sceptiques quant aux perspectives de l’engagement américain en faveur de la liberté de l’Internet dans des régimes autoritaires, qui peut causer des dommages énormes à cette même liberté, et atteindre ainsi des résultats opposés aux objectifs “bien intentionnés” proclamés.
Je vais commencer ce paragraphe avec deux anecdotes. La première : avant et pendant les manifestations qui ont suivi l’élection controversée de juin 2009 en Iran, deux boursiers du gouvernement américain ont développé un ”programme Iran” visant à former des blogueurs et cyber-activistes iraniens à la sécurité sur Internet, au contournement, au cyber-activisme et au plaidoyer. Au cours de ces deux ateliers, ils ont rassemblé environ 12 jeunes militants de l’intérieur de l’Iran dans une ville européenne et j’ai participé à l’un de ces ateliers comme formateur. Depuis le deuxième atelier qui a eu lieu pendant les manifestations, au moins 3 des 12 ne sont pas retournés à l’Iran pour des raisons de sécurité, l’un a été arrêté en Iran, puis a réussi à s’enfuir en Europe où il / elle est demandeur d’asile. La seconde : un jour avant la manifestation anti-censure en face du ministère tunisien des technologies de communication qui était prévue le 22 mai 2010, pour protester contre la politique de filtrage de l’Internet dans le pays, une blogueuse, journaliste et assistante à l’université de Tunis a été arrêtée et interrogée pendant sept heures. Elle a été interrogée sur ses activités en ligne, ses relations avec les blogueurs et les journalistes tunisiens et de ses voyages à l’étranger. Elle a également été questionnée à propos de sa relation avec l’ambassade américaine à Tunis et a été informée que sa présence à un atelier de trois jours pour les blogueurs d’Afrique du Nord, qui avait eu lieu en février 2010 à Rabat au Maroc et financé par Search for Common Ground (SFCG), une ONG basée à Washington DC, pourrait être perçue comme de l’espionnage et du lobbying pour des agences étrangères, un acte qui, selon l’amendement récemment adopté à l’article 61bis du Code pénal qui criminalise le contact avec “des agents d’une puissance étrangère afin de saper la situation militaire ou diplomatique en Tunisie “, pourrait être passible de 20 ans de prison avec une peine minimale de cinq ans. Curieusement, le 21 janvier 2010, soit exactement quatre mois avant son arrestation, la même blogueuse avait été invitée, avec d’autres blogueurs tunisiens, par l’ambassade américaine à Tunis à suivre le discours d’Hillary Clinton intitulée “Remarques sur la liberté de l’Internet”. La blogueuse, qui a assisté à cette réunion, avait été assez ouverte, et peut-être assez naïf, pour écrire à ce sujet dans l’hebdomadaire tunisien Tunis Hebdo [fr].
La même tendance est observée ailleurs. En Chine, Birmanie, Tunisie, Égypte, à Cuba ou au Zimbabwe, les bénéficiaires de bourses du gouvernement américain ou d’autres sources sont financés et parfois formés à partir de la base pour accomplir des programmes ou des initiatives de soutien ciblant les blogueurs et militants qui vivent sous ces régimes autoritaires. Une base de données de plus en plus importante de noms de militants, leurs coordonnées et de leurs affiliations se construit. Ils sont agrégés, cartographiés et parfois ces bases de données sont partagées entre des dizaines d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux dans une violation claire et insouciante de la vie privée et de la confidentialité. On peut imaginer le risque que comporterait ce type d’agrégation des données pour les militants sur le terrain, si un jour elle tombait entre les mains de l’un des régimes autoritaires, qui se frotterait les mains. Un blogueur palestinien qui a assisté à notre réunion de blogueurs arabes à Beyrouth en 2008, a été arrêté lors son retour en Cisjordanie par les services de sécurité jordaniens. Il a été interrogé pendant des heures à propos de la réunion et il a été forcé de remettre des documents tels que le programme de la réunion et les noms des participants. Le même genre d’incident a eu lieu avec d’autres militants de Syrie, de Tunisie et d’Égypte. Ce dernier, l’un des régimes les plus répressifs à l’encontre de blogueurs et activistes, a même fait de l’enquête et la confiscation des appareils électroniques des blogueurs (ex : téléphones cellulaires, ordinateurs portables, lecteurs flash), une pratique presque quotidienne à l’aéroport international du Caire. TrueCrypt et les autres outils et techniques de cryptage des données sur lesquelles les militants et les blogueurs sont formés, ne seront d’aucun secours face à la torture, la détention et la fabrication de charges.
Un autre inconvénient de cette implication gouvernementale consiste en une prolifération sans précédent de nouvelles ONG et centres de recherche qui sont avides d’argent devant les perspectives de l’énorme quantité de fonds alloués par les USA et d’autres gouvernements occidentaux et bailleurs de fonds avec le noble objectif de mieux comprendre et soutenir les cyber-activistes et blogueurs dans les sociétés fermées. La nature informelle, décentralisée et générique du cyber-activisme local est modifié par le mécanisme de financement et ses procédures bureaucratiques avec pour résultat final de 1) convertir les bons et talentueux militants en agents sociaux impuissants et en bureaucrates qui passeront leur temps à la rédaction de réponses aux appels d’offres et de rapports au lieu de militer. 2) Recruter une horde de charlatans qui prétendent être des «activistes», mais sont là pour faire une carrière avec un intérêt nul pour l’activisme ou pour la défense des droits humains. Et avec le déversement de toujours plus d’argent sur ce secteur, le risque élevé d’aliéner la plupart des pionniers dynamiques du cyber-activisme de leur base de supporters finira par se réaliser. Ce que nous ne voulons pas, c’est voir le cyber-activisme échanger sa crédibilité contre des fonds et perdre de sa légitimité en raison des sources de financement. D’autre part, plus de l’argent affluera de l’étranger, et moins le cyber-activisme local cherchera à innover. Et s’’il innovera, ce sera plus pour impressionner l’Occident que pour avoir un impact réel au niveau de la base. Nasser Weddady, le blogueur et un activiste mauritanien basé aux États-Unis, s’est fait l’écho de sentiments similaires :
La conviction que les outils et les technologies changeraient la dure réalité du Moyen-Orient comme désert des droits civiques est le piège potentiel de l’intérêt occidental pour le cyber-activisme arabe. Tant que le cyber-activisme n’est pas traduit en actions concrètes et réelles, le financement ne sera qu’un cadeau empoisonné pour les activistes arabes, quel que soit les montants des financements. La crédibilité de ces activistes arabes sera compromise, leur esprit d’entreprise positif sera gaspillé une fois que le soutien étranger se raréfiera suite à une déception prévisible en raison de leur incapacité à fournir des résultats tangibles.
Tous ceux qui connaissent le monde arabe et ce qu’à Washington on appelle le Grand Moyen-Orient connaissent le caractère épineux du financement étranger, non seulement aux yeux des régimes locaux mais surtout au niveau des populations. Les fonds étrangers sapent la légitimité de l’activisme social et politique. Une fois délégitimé, l’activisme ne peut plus influencer les changements politiques et sociaux et ne peut pas être soutenu par le reste de la société. De plus, tous ceux qui s’y connaissent en cyber-activisme dans le monde arabe savent que les initiatives les plus efficaces sont celles qui ne sont pas financées par des ONG et qui comptent entièrement sur les efforts personnels et bénévoles. En contraste flagrant avec ces dernières, l’initiative du nouveau cyber-activisme financé est celle qui a le moins de succès. Dans le monde arabe, nous observons déjà la modification du cyber-activisme en marketing et en business politique à cause de ce financement étranger. Plus de sites fantaisie, concentrés sur l’agrégation de contenu autour de thèmes sexy (ex : jeunesse, genre, minorités, LGBT, dialogue interreligieux), mashups [sites web ou applications dont le contenu provient de la combinaison de plusieurs sources d'information, NdE] cool, slick badges, prédominance de la langue anglaise aux dépends des langues locales, bons canaux de communication avec l’Occident, ses multitudes d’ONG et ses grands médias aux dépends de canaux locaux de communication avec les populations et les activistes. Ce changement pourrait affecter la nature endogène du mouvement cyber-activiste dans le monde arabe. Un activisme dont le ressort n’est plus la nécessité de répondre aux besoins ancrés dans le contexte local n’est plus de l’activisme mais un simple business.
Un militant qui aime investir ses propres ressources pour payer l’hébergement de son site en ligne et passer la plupart de son temps libre à expérimenter, coder et réaliser des projets n’agira plus de la même façon une fois qu’il est payé pour réaliser ces mêmes travaux. L’argent a toujours corrompu le militantisme. Lorsque nous observons le résultat du financement, pendant des décennies, du travail des ONG traditionnelles dans le monde arabe, nous comprenons que le même résultat attend l’activisme 2.0. Une élite corrompue, sans aucune forme de soutien du reste de la société, complètement déconnectée des masses, avec un impact insignifiant voire inexistant sur le processus démocratique et avec un effet nul sur les libertés civiques et politiques.
Il n’est pas question de dire que le cyber-activisme dans le monde arabe ne fait pas face à des défis financiers. Mais le défi que constitue le fait d’être affilié à des bénéficiaires de fonds du gouvernement usaméricain est bien plus grave. Afin d’obtenir, non seulement une acceptation des idées de changement, mais aussi un soutien de leur propre société, les cyber-activistes dans le monde arabe ont besoin de rester indépendants et d’essayer de résoudre les problèmes de financement au niveau de la base. Nasser Weddady reste en revanche optimiste quant à l’avenir et au potentiel de ce qu’il appelle « l’activisme arabe 2.0 » :
Globalement, je reste optimiste parce qu’une nouvelle génération de cyber-activistes est en train d’émerger lentement et suit les pas des pionniers. À mon avis, les campagnes comme #Khaledsaid [arabe] en Égypte ou Sayeb Sale7 [arabe et en] en Tunisie, qui ont été initiées par des activistes individuels avec une vaste palette de compétences montrent que l’activisme arabe 2.0 n’a pas encore montré tout ce dont il était capable. En fait, je pense que ces campagnes montrent que l’activisme basé sur Internet dans le monde arabe est en cours de maturation et n’est plus du strict ressort d’une petite élite qui a des connexions et des compétences dans des langues étrangères.
La politisation du cyberespace est un choix qui doit être fait par les activistes locaux eux-mêmes et non par les politiciens de Washington DC ou les entreprises de la Silicon Valley, tels que Google. Transformer les blogueurs en cyberdissidents signifie les exposer à des risques de persécution encore plus importants. Le procès de masse en Iran suite aux protestations post-électorales de 2009 est là pour nous rappeler que l’implication officielle des États-Unis et de l’Occident et le détournement de l’aspiration démocratique légitime et de la lutte du peuple iranien, peut être très nocif de deux façons: 1) le risque d’aliéner la base du mouvement en donnant plus d’arguments au régime pour prouver que les dissidents travaillent en complicité avec les intérêts américains. 2) le risque de légitimer la persécution qui va suivre. Deux risques majeurs que les décideurs politiques américains ne semblent pas avoir sérieusement pris en compte. Un exemple particulièrement révélateur de la nature potentiellement dangereuse de la politisation et du détournement du cyber-activisme arabe est “l’organisation” cyberdissidents.org. Leur page “About” nous apprend que « les blogueurs et cyberdissidents dans les pays autocratiques du Moyen-Orient sont déjà en grand danger. Nous croyons que l’Occident a le devoir moral de défendre ces dissidents courageux qui sont nos meilleurs alliés ». L’ancien ambassadeur américain à l’Union européenne, Kristen Silverberg, aurait décrit CyberDissidents.org comme étant « l’organisation de premier plan dans le monde principalement consacrée aux dissidents démocratiques en ligne ». Malgré le battage médiatique et la couverture médiatique que CyberDissidents.org a reçu, en particulier à Washington, il est difficile de croire qu’une organisation, qui a été lancée en 2009, peut devenir chef de file dans la défense des dissidents démocratiques en ligne dans notre région. Deuxièmement, le projet offre un autre genre de défi étant donné que de nombreux politiciens israéliens et américains, avec un solide bagage anti-terroriste et liés aux services de sécurité des États-Unis et d’Israël, sont les principaux architectes de ces projets et sont présents dans leur conseil d’administration. Le projet lui-même est une initiative de la Fondation pour la Défense des Démocraties (FDD), un institut néo-conservateur basé à Washington, et fondé deux jours après les attentats du 11 septembre. L’organisation American Conservative a même accusé le FDD « d’être principalement financé par un petit nombre de faucons pro-israéliens », et le Christian Science Monitor l’a décrit d’un « des plus importants think tanks néo-con ». Le politicien d’extrême-droite Nathan Sharansky, qui a servi comme ministre israélien dans différents gouvernements du Likoud est le président du CyberDissidents.org. David Keyes un ancien assistant de l’ancien ambassadeur d’Israël auprès de l’ONU qui a servi dans la division stratégique de l’armée israélienne, est spécialisé dans le terrorisme. Il est le directeur CyberDissidents.org. Daveed Gartenstein-Ross, un expert du contre-terrorisme de Washington – juif successivement converti à l’islam puis au christianisme – dirige, au sein de cette fondation le Center for the Study of Terrorist Radicalization (sic).
Ainsi, lorsque CyberDissidents.org décrit les blogueurs et cyber-activistes arabes et iraniens menacés comme étant « nos meilleurs alliés », il est très normal que ceci va nuire à la capacité de ces militants à atteindre leurs objectifs dans un contexte régional marqué par un sentiment anti-israélien fort et légitime. Deuxièmement, CyberDissidents.org n’utilise pas seulement les sacrifices des militants sur le terrain et en les capitalisant à Washington, mais ils les expose au risque grave d’être étiquetés comme pro-israéliens. Et nous devons vraiment nous demander si les militants qui sont actuellement répertoriés et présentés sur le site CyberDissidents.org ont vraiment envie d’y figurer.
Curieusement, quand un certain nombre de militants du monde arabe ont commencé à utiliser Twitter pour protester contre le détournement de leur cause par l’organisation de droite israélienne CyberDissidents.org, nous, avons eu une réponse absurde et naïve d’un membre du conseil consultatif, l’Egypto-américain Saad Eddin Ibrahim, le même qui soutient aujourd’hui la succession présidentielle de Hosni Moubarak par son fils Gamal, en caricaturant les arguments des opposants à CyberDissidents.org, faisant de l’affaire un conflit religieux simpliste :
Un petit groupe de militants du Moyen-Orient ont attaqué CyberDissidents.org parce que certains de ses membres sont israéliens. Je suis un membre du conseil consultatif de cette merveilleuse organisation et je suis attristé par les attaques contre elle. CyberDissidents.org promeut la liberté d’expression au Moyen-Orient, une cause que les gens de toutes confessions et nationalités devraient soutenir. À mes côtés dans le conseil consultatif, siègent des membres sunnites, chiites, juifs, iraniens, jordaniens, syriens, israéliens, soudanais, canadiens, russes et américains. Si la paix doit venir dans notre région troublée, ce sera par l’inclusion, la tolérance et la compréhension, et non par la disqualification de certaines personnes parce qu’elles se trouvent appartenir à un certain groupe ethnique ou religieux. J’applaudis CyberDissidents.org pour son engagement indéfectible envers les dissidents démocratiques.
Il appartient donc aux cyber-activistes d’opter pour une politisation de leur activisme en fonction de leur propre agenda et contexte, et non de ceux de Washington DC. Grâce à leur détermination à investir temps et argent, des cyber-activistes dans le monde arabe sont en train de construire et de partager leurs expériences et leurs connaissances, d’inventer leur propre culture du changement social et ce faisant, ils s’engagent dans un processus qui leur fera gagner en pouvoir politique par leurs propres initiatives militantes autochtones.
Pour que les cyber-activistes du monde arabe puissent réaliser leurs nobles aspirations, ils doivent rester indépendants et endogènes, en recherchant le soutien financier, logistique et moral de la base ou en essayant de trouver un appui de parties neutres qui n’encouragent aucun type d’agenda idéologique ou politique. Évidemment, cela ne signifie pas que nous devrions être complètement déconnectés de l’expérience du cyber-activisme mondial que nous avons besoin de comprendre, avec lequel nous devons interagir et dont nous devons apprendre des expériences. À l’heure actuelle, il est urgent de résister à toute tentative gouvernementale de détourner ou de politiser notre espace, il est urgent de le dénoncer publiquement et nous assurer que nous prenons des décisions éclairées, plutôt que d’accepter naïvement le soutien et le financement idéologiquement teinté de Liberté de l’internet.
Si les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux veulent soutenir la liberté sur Internet, ils devraient commencer par interdire l’exportation de produits de censure et d’autres logiciels de filtrage vers nos pays. Après tout, la plupart des outils utilisés pour museler notre liberté d’expression en ligne et pour suivre nos activités sur Internet sont conçus et vendus par des entreprises américaines et occidentales. L’autre problème est que les USA et d’autres gouvernements occidentaux ne sont pas contestés de l’intérieur au sujet de leur politique. Nos chers amis et défenseurs de la liberté d’expression usaméricains devraient mettre plus de pression sur leur gouvernement pour mettre un terme à l’exportation de ce type d’outils à nos régimes au lieu de faire pression pour recevoir plus d’argent pour aider à construire (encore) un autre outil de contournement ou pour aider les dissidents à renverser leurs régimes.
Google, au lieu d’utiliser le même mantra de la liberté de l’Internet et au lieu de ronronner dans la chambre d’écho idéologique de “l’art de gouverner du 21e siècle” américain, devrait déployer davantage d’outils ou améliorer les anciens outils pour aider à renforcer le domaine du cyber-activisme. J’ai toujours plaidé pour une https par défaut pour chaque blog sur Blogger.com. J’ai aussi demandé à Google de fournir aux groupes d’activistes vivant dans des pays qui bloquent l’accès à YouTube des adresses IP alternatives qui leur permettent d’interagir librement et sans crainte avec YouTube API. Parlant du rôle des entreprises privées américaines dans le soutien la liberté d’Internet, le blogueur et cyber-activiste Alla Abd El Fattah souligne que la meilleure démarche qu’elles devraient faire serait de continuer à développer un Internet libre, neutre et décentralisé :
Si les entreprises et organisations non lucratives américaines veulent soutenir la démocratie au Moyen-Orient, la meilleure chose qu’elles puissent faire est de continuer à développer un Internet gratuit, neutre et décentralisé. Combattez les tendances inquiétantes émergeant dans votre propre arrière-cour, allant des menaces à la neutralité du Net, au mépris de la vie privée de l’usager, aux droits d’auteur draconiens et restrictions DRM, à l’évolution inquiétante de la censure à travers les tribunaux en Europe, aux restrictions à l’accès anonyme et à la surveillance généralisée au nom de la lutte contre le terrorisme ou la protection des enfants ou encore la lutte contre le discours de haine ou toute autre chose. Vous voyez, ces tendances donnent à nos propres régimes des grandes excuses pour leurs propres actions. Vous n’avez pas besoin de programmes et de projets spéciaux pour aider à libérer l’Internet au Moyen-Orient. Il suffit de le garder libre, accessible et abordable de votre côté et nous verrons comment l’utiliser du nôtre, contourner les restrictions imposées par nos gouvernements, innover et contribuer à la croissance du réseau.
Oiwan Lam de Hong Kong fait les mêmes recommandations. En ce qui concerne le secteur des entreprises, Oiwan suggère que les sociétés américaines, comme Google, devraient éviter de transformer le contournement en une guerre de guérilla :
Le développement et la promotion d’outils de contournement sont plus ou moins sous l’influence de la rhétorique de guerre froide de la GFW [Grande Muraille de Feu, surnom du bouclier mis au point par le gouvernement chinois pour censurer Internet, NdE] (comme Lokman Tsui l’a souligné dans sa thèse). Je pense que nous avons besoin d’une approche plus décentralisée et durable pour aider les personnes dans diverses situations à accéder à Internet. Par exemple, nous pouvons encourager les universités à offrir aux étudiants des universités partenaires dans des sociétés moins ouvertes un accès VPN [Réseaux privés virtuels] ou un accès proxy. Pour les cyber-activistes, ils peuvent avoir besoin d’outils plus sophistiqués. Pour le secteur des entreprises, les fournisseurs de VPN gérés commercialement sera probablement plus efficace. Au lieu de transformer le contournement en une guerre de guérilla, il est préférable d’intégrer ces outils dans la vie quotidienne des gens et dans leur cadre de travail.
Traduit de l’anglais par Marina El Khoury
Édité par : Fausto Giudice
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Billet initialement publié sur Nawaat.org ; images JGrindal (une) et Nawaat.org
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