Si l’image ci-dessus peut avoir quelque chose de frappant, je doute pour autant qu’elle représente une transformation récente ou même une simple évolution dans le (plus si) petit univers des jeux vidéo. La mise en avant de personnages féminins plus ou moins sexualisés n’est pas franchement nouvelle, et pourrait être considérée en la matière comme une tendance lourde. Il faudrait sans doute faire quelques statistiques, objectiver un peu tout cela, mais reconnaissons qu’il y a peu d’indices qui laissent à penser que ce soit là un phénomène récent.
On pourrait donc penser que le monde des jeux vidéo est un univers sexiste où le corps des femmes est exploité afin de séduire une audience que l’on suppose à la fois masculine et hétérosexuelle – les sociologues américains parlent d’hétéronormativité, une notion plus rare dans la littérature française (et c’est bien dommage). Mais quand on y pense, les jeux vidéo mettent également en avant des personnages féminins forts, assez éloignés des stéréotypes de passivité trop souvent attachés aux femmes. Il y a certes un bon lot de princesses à sauver, mais même des “enlevées” professionnelles comme Peach ou Zelda ont pu être mises en scène de façon plus “musclée” : dans la série des Super Smash Bros, par exemple, elles maravent grave des tronches.
Évidemment, Peach ne nous épargne pas la rositude et les poses stéréotypes – jusqu’aux coups de poêle à frire assénés sur la tête de l’adversaire… Zelda a aussi tendance à prendre une place de plus en plus active dans sa série : de simple “objet à sauver à la fin du palais” dans les premiers, elle est devenue guide du héros (travestie, certes, en homme) dans Ocarina of Time ou chef d’un bateau pirate qui ne s’en laisse pas compter dans The Wind Waker.
Mais d’autres personnages évitent même ces stéréotypes. L’exemple le plus fameux est celui de Lara Croft : une archéologue qui crapahute joyeusement dans la jungle, flingue des espèces en voie de disparition à tout-va, court, saute, résout des énigmes, et renverrait volontiers Indiana Jones au rang de petit rigolo avec un fouet. On me dira qu’elle porte un mini-short et a une poitrine généreuse. Certes. Mais le mini-short peut sans doute se justifier quand on se balade dans des zones tropicales. Et vus les stéréotypes attachés aux femmes poitrinairement avantagées, le fait que le joueur ne la contrôle ni pour se dégoter un mec, ni pour choisir une trente-sixième paire de talons aiguilles, c’est déjà pas mal.
Sans doute certains lecteurs se disent-ils, à ce stade, que je délire : considérer Lara Croft comme un personnage féministe ! Pourtant, dans le cadre du jeu, elle en a certains aspects. Dans le cadre du jeu. C’est ça qui est important. Parce que lorsque les médias mainstream se sont penchés (massivement qui plus est) sur le personnage, c’est ce genre d’images qui ont été utilisées et diffusées :
Voici une Lara Croft ramenée au statut de simple mannequin de mode. Si les médias mainstream ont été très intéressés par le physique du personnage, ils ont été beaucoup moins empressés de se souvenir que pour être archéologue, il faut en avoir dans le ciboulot. Plus encore, l’attitude donnée au personnage dans ces représentations est beaucoup plus “sensible”, ici (première image) avec un petit côté craintif : exit, donc, le côté aventurier et volontaire !
Pour m’en référer toujours à Howard Becker et à ses mondes de l’art, pour sortir du monde du jeu vidéo et s’intégrer à celui des médias de plus grandes audiences – le premier Tomb Raider date de 1997 rappelons-le – il a fallut se plier aux conventions de ceux-ci, aux règles et aux attendus de ceux qui peuvent contrôler l’accès des biens culturels à un public plus large: journalistes, presse, etc. Et ceux-ci ont été attirés et ont diffusé des images respectant les canons de la photo de mode et de la présentation sexualisée des femmes dans la presse, y compris la passivité des attitudes. Première leçon donc : l’exploitation du corps des femmes à des fins promotionnelles n’a pas à voir seulement avec une force “naturelle” de la sexualité sur les comportements d’achat, mais sur l’existence d’une structure et d’un système d’attentes de telles représentations dans le marché des biens culturels.
Ce n’est pas le cas seulement pour Lara Croft. Pensons au personnage de Dora l’exploratrice. Certes la série peut sembler irritante d’un point de vue adulte avec son univers sucré, ses chansons simplistes et sa façon de s’adresser au spectateur. Il n’en reste pas moins que c’est l’un des seuls personnages féminins destinés aux enfants qui ne soit pas ultra-féminisé : pas de talons hauts, pas de petites jupes ou de piercing au nombril, pas d’intérêt pour la mode et les frivolités, mais un look adapté à son activité principale – l’exploration – dans laquelle elle n’a rien à envier aux hommes. Franchement, à choisir entre ça et certaines autres séries, je sais ce que je préférerais que mes futures filles regardent… (de toutes façons, je leur lirai La Huitième Fille de Pratchett, elles apprendront vite). Pourtant, combien de fois les médias ont-ils mis l’accent sur ce côté finalement assez féministe de Dora ? Une fois de plus, ce sont les jouets et les autres produits dérivés qui, pour attirer l’attention, ont dû se plier aux normes du sexisme.
Mais on peut aller plus loin. Regardons donc ce qui arrive à une autre héroïne du monde des jeux vidéo, pour le coup beaucoup plus ancienne que Lara Croft : j’ai nommé Samus Aran, héroïne de la série Metroid, peut-être l’une des figures les plus anciennement féministes en la matière.
Samus est une chasseuse de prime de l’espace qui met régulièrement ses services à disposition d’un gouvernement galactique en lutte contre les inquiétants Pirates de l’espace et une race extraterrestre – les metroids – à exploiter à des fins militaires quand Samus serait plutôt prête à se débarrasser de cette menace. On le voit, on est très loin de Léa Passion “Talons Aiguilles”. D’ailleurs son apparence ne laisse aucun doute là-dessus : Samus n’est pas là pour la gaudriole. Voyez plutôt.
La série, d’ailleurs, s’abstient généralement de jouer sur la féminité de son héroïne. Celle-ci constituait une surprise dans le premier épisode de la série (sur NES), le joueur ne découvrant que dans une séquence finale où il fallait avancer sans l’armure, que le personnage qu’il contrôlait depuis le début était en fait une femme – ce qui interrogeait de façon très intéressante nos présupposés en la matière, puisque nous avons en effet tendance à penser qu’un personnage principal est, par défaut, un homme.
Mais par la suite, il n’a pas été question de mettre en scène de façon caricaturale sa féminité : certains personnages l’appellent affectueusement “young lady” ou “princess” sans que cela ne conduise à une dévalorisation puisqu’on la voit parler d’égale à égal avec eux, voire avec une position supérieure ; on ne lui a pas adjoint un petit copain ou un amoureux pour qui elle serait prête à sacrifier sa vie de chasseuse de prime et son indépendance ; dans tous les épisodes, elle est le moteur de l’action et se caractérise par son sang-froid et son courage, et non par des émotions “hystériques” (ce que Nintendo avait pourtant fait dans Super Princess Peach où les émotions de celles-ci, comme sa tendance à pleurer, étaient ses armes).
Certes, on me dira que, dans les premiers épisodes (en gros avant le passage à la 3D), Samus apparaissait en bikini dans les génériques de fin, pour peu que le joueur réalise certains objectifs (comme parvenir à la fin dans un temps donné), ce qui pouvait laisser penser qu’elle était une “récompense”. Mais c’est assez secondaire par rapport à l’ensemble de la série. Et il faut remettre les choses dans leur contexte : je me souviens avoir toujours eu, à l’époque, une vraie attente vis-à-vis des scènes finales des jeux, espérant y voir, comme récompense, des images d’une qualité graphique supérieure à l’ensemble du jeu indépendamment de leurs contenus.
Mais ce personnage a fait l’objet de réappropriation de la part des joueurs. En tapant “Samus Aran” sous Google Images, on peut en voir un exemple très concret.
Bon nombre des résultats sont des “fan-art”, c’est-à-dire dans le jargon de la pop-culture, des dessins réalisés par des fans dans une perspective à la fois d’hommage et d’appropriation – les personnages pouvant être mis en scène dans des situations qui n’existent pas dans les œuvres originales. Concernant Samus, ceux-ci sont assez parlant. Reprenant parfois le personnage version “zero suit” (sans armure) tel qu’il apparaît à la fin de Samus Zero Mission (remake sur GameBoy Advance du premier jeu sur NES) et dans Super Smash Bros Brawl, parfois avec son armure, beaucoup de ces fan-art consistent en des “féminisations” d’une héroïne visiblement insuffisamment stéréotypé” au goût des joueurs. Qu’on en juge :
On retrouve, comme chez Lara Croft, la même adaptation des poses des mannequins, identifiées comme typiquement féminines. Au visage souvent austère et grave que présente Samus dans la plupart des épisodes – il s’agit d’une orpheline qui consacre sa vie au combat et à la violence, elle n’a de toute évidence que peu l’occasion de se bidonner franchement – est substitué un air beaucoup plus avenant et séducteur, recherchant visiblement le regard d’un spectateur, probablement masculin. D’autres images transforment certaines de ses caractéristiques les plus guerrières en arguments érotiques :
Pour les ignares qui n’ont jamais joué à un Metroid, il faut savoir que l’armure de Samus lui permet de se réduire en boule (“morphball” dans le jeu) et ainsi d’accéder à des lieux difficiles d’accès ou de déposer des bombes dévastatrices. Ici, c’est juste une occasion de spéculer sur sa vie sexuelle. D’autres choses existent avec son armure, qui se trouve elle aussi pouvoir être sexualisée.
D’autres représentations sont plus radicales encore dans la sexualisation – et je n’ai pas voulu aller voir ce qui se passe sur des sites plus particulièrement pornographiques… En se tenant à une simple recherche sur Google, on trouve déjà plusieurs situations où elle apparaît attachée et ligotée (un parallèle à faire avec Fantômette ?).
Ce dernier cas est particulièrement éclairant. Samus apparaît incontestablement comme un personnage féminin fort, ayant même des caractères généralement attribués au masculin (le courage, la détermination, un certain refus des règles, une forte indépendance). Par certains aspects, on pourrait la juger comme “dominante”. Mais ce n’est apparemment pas cet aspect qui est érotisée. Au contraire, c’est précisément par une re-féminisation, une “mise à sa place” en d’autres termes, que les “fans” (je mets les guillemets parce que je trouve ce traitement d’un aussi beau personnage très décevant) se la réapproprient. Pour qu’elle puisse être classée parmi les “héroïnes les plus sexy”, il faut qu’elle soit attachée : une femme ne peut pas être active et sexy à la fois…
Voilà donc une deuxième leçon : la sexualisation des héroïnes n’est pas seulement le fait des producteurs de jeux vidéo ou des médias qui les entourent, mais également du public lui-même et de la façon dont il reçoit les biens qui lui sont proposés.
Essayons maintenant de répondre à cette question : pourquoi utiliser la sexualité (celle des femmes donc) pour vendre des jeux vidéo ? Sur Sociological Images, l’explication est la suivante : c’est un moyen d’attirer le regard dans le flux continu de publicité que reçoit chaque jour le spectateur moyen. C’est donc la concurrence entre les différents produits – et la structure du marché – qui explique ce recours au sexe. Mais voilà : pourquoi recourir à cela et pas à autre chose ? Pourquoi ce choix particulier ? On pourrait passer par l’humour, par la violence – j’avais déjà analysé l’utilisation de la violence dans les jeux vidéo – ou autre chose.
Pour le comprendre, je pense qu’il faut regarder le marché du jeu vidéo d’un œil sociologique. Cela signifie qu’il ne faut pas penser le marché comme la simple rencontre d’un offreur et d’un demandeur le temps d’un échange – ou ici la tentative de séduction d’un acheteur isolé par l’usage d’une imagerie sexuelle – mais tenir compte des relations qui peuvent exister entre les différents offreurs d’un côté, les différents demandeurs de l’autre, et entre les uns et les autres. Sur le marché du jeu vidéo, les biens font l’objet, une fois distribués, d’une intense circulation entre demandeurs. Ils sont objets de discussions et supports de relations : on joue ensemble, on se rassemble entre fans, on discute. Ces relations contribuent à reconstruire sans cesse le sens des biens : comme ces relations se sont historiquement d’abord établies entre garçons – pour toutes sortes de raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir ici – elles sont un terreau favorable à la sexualisation illustrée par le cas de Samus Aran.
Cette circulation des biens culturels ne demeure pas silencieuse. Elle s’exprime au contraire de différentes façons, se donne à voir, et ce de plus en plus via Internet qui contribue à la rendre publique. Les producteurs peuvent facilement l’observer. Il faut ainsi tenir compte de la façon dont les offreurs prennent connaissance de la demande. Dans le cas des jeux vidéo, il serait intéressant d’étudier ce qui se passe dans les nombreux salons de jeux où il semble bien exister une ségrégation sexuelle relativement marquée, puisque les femmes y apparaissent, au moins dans les compte-rendus fait par la presse, essentiellement comme danseuses ou potiches aguicheuses, tandis que les hommes pourraient bien être sur-représentés dans les visiteurs et les journalistes (je ne parle même pas des équipes de production, de promotion et de distribution).
C’est donc là, dans l’ensemble du fonctionnement du marché, que peut se trouver l’origine du sexisme dans les jeux vidéo et de son maintien. Les joueurs, loin d’être les consommateurs passifs d’une imagerie venus d’en haut, y contribuent activement. Tout comme l’ensemble des médias, y compris les plus mainstream, y compris, peut-être, ceux dont on pourrait attendre une plus grande vigilance en la matière – combien de magazines grand public ont consacré des pages à une Lara Croft érotisée ? Loin donc de se limiter à un évènement isolé ou à la dérive d’une industrie prête à tout même à l’exploitation du corps des femmes pour maximiser ses profits, le sexisme dans les jeux vidéo devrait nous faire réfléchir tous à ce que nous faisons et à la façon dont nous y contribuons.
–
Retrouvez tous les articles de notre dossier jeux vidéo:
- Fais-moi jouer, fais-moi jouir
- Prendre le jeu au sérieux
ff
Article initialement publié sur Une heure de peine sous le titre “Sexe, marchés et jeux vidéo”
Note: nous avons fait le choix, en le limitant dans la mesure du possible, de republier les images sous copyright utilisées et analysées par l’auteur du billet. Que leurs auteurs n’hésitent pas à se manifester s’ils y voient un inconvénient.
Illustrations : BudGleoner86; montage OWNI avec CC FlickR (shane_warne 60000 et mobu28) ; © keyeske sur Deviantart ; CC FlickR Sarah Ackerman ; CC FlickR yoppy ; Super Mario Wiki ; Gamekyo ;
]]>