Son dernier article mérite donc un examen particulier au-delà des clichés dont il est souvent victime. Il est vrai que certains ouvrages présentaient des prospectives discutables, notamment le world philosophy qui représentait surtout à mon goût une vision trop positive de l’avenir, oubliant justement les éléments malveillants (ce que remarquait fort justement Yann Leroux sur twitter). Mais c’est vraisemblablement propre à Pierre Lévy d’avoir une vision utopique de l’humanité et il faut bien avouer que ça nous change des prophètes technophobes et cela en nous oblige à penser de l’avant.
Voici donc mes quelques réflexions sur ce texte dont le but n’est pas d’en proposer un résumé mais plutôt une tentative de mise en avant de certains points qui m’ont paru importants. Cela reste donc une lecture subjective.
L’article pourra être lu de différentes manières. Je ne crois pas que Pierre Lévy parviendra à convaincre ses habituels détracteurs qui y projetteront (sans doute à tort) soit le voile cybernétique (que projette souvent Céline Lafontaine au point d’évoquer un empire cybernétique), soit le voile mystique qui fait sauter au plafond les scientistes les plus rigoureux (voir aussi la position de Dominique Rabeuf). Il est vrai que l’expression de noosphère qu’il prise peut être un peu agaçante. Je pense que cette expression rend mal compte du projet scientifique en marche et surtout commet une erreur qui est celle de donner l’impression d’une séparation trop nette des corps et de l’esprit ce qui n’est nullement l’objectif.
L’entreprise de Pierre Lévy est ambitieuse (trop ?) car le projet est celui d’une nouvelle lingua franca au travers du modèle IEML qui « permettrait non seulement d’élucider les mécanismes de la cognition symbolique mais encore de perfectionner notre gestion collective des connaissances et donc en fin de compte de soutenir le développement humain. »
Le texte permet de bien comprendre les objectifs d’IEML qui étaient restés parfois obscurs même si le désir d’une nouvelle langue ou idéographie est présente depuis longtemps chez Lévy.
La sortie des fausses idées sur l’intelligence collective :
Pour ma part, j’ai souvent été prudent avec l’intelligence collective du fait de son côté un peu idéaliste. Pierre Lévy apporte ici quelques réponses intéressantes notamment pour contrecarrer les discours qui voient les foules comme essentiellement porteuses de stupidité. Il est clair qu’une telle pensée se révèle fausse sans quoi nos sociétés ne seraient guère évoluées et l’homme serait demeuré « un loup pour l’homme ». Lévy retraduit bien les évolutions permises par des techniques utilisées collectivement (ce qui rejoint la fameuse culture technique de Simondon) :
« Il faut remarquer que les capacités cognitives individuelles reposent presque toutes sur l’utilisation d’outils symboliques (langues, écritures, institutions sociales diverses) ou matériels (instruments de mesure, d’observation, de calcul, véhicules et réseaux de transports, etc.) que l’individu n’a pas inventé lui-même mais qui lui ont été transmis ou enseignés par la culture ambiante. La plupart des connaissances mises en oeuvre par ceux qui prétendent que l’intelligence est purement individuelle leur viennent des autres, via des institutions sociales comme la famille, l’école ou les médias, et ces connaissances n’auraient pu s’accumuler et se perfectionner sans de longues chaînes de transmission intergénérationnelles »
En cela, l’intelligence collective est essentiellement culturelle et inscrite dans une tradition. :
« Ainsi, l’ironie facile sur la bêtise collective (qui est évidemment toujours la bêtise des « autres ») échoue à reconnaître tout ce que nos lumières personnelles doivent à la tradition et ce que nos institutions les plus puissantes doivent à notre capacité à penser et décider ensemble. Est-il besoin d’ajouter que l’adoption de l’intelligence collective comme valeur essentielle n’implique aucune abdication de la pensée critique ou de l’originalité individuelle ? »
Je remarque que l’intelligence collective ici est finalement assez proche de la culture de l’information à la fois comme tradition et comme potentialité d’individuation critique et d’innovation.
Ecriture et proto-écriture
Le projet évoque l’idée d’une écriture avant l’écriture (proto-écriture ou grammaire universelle), déjà présente dans le cortex en quelque sorte. Lévy se réfère à la grammatologie de Derrida et évoque le rôle éminemment culturel de cette capacité de codage et de manipulation symbolique. Le projet de Derrida n’a guère été suivi ce que dénonçait notamment Sylvain Auroux.
L’économie de l’information
C’est l’autre notion clef du texte de Lévy qui fait de cette dernière le pendant de l’intelligence collective. Certains n’y manqueront pas à nouveau d’y voir un monisme informationnel. Or, la notion est beaucoup plus riche que son acception actuelle voire celle qui est parfois dispensée dans des cours sur cette thématique. :
« La notion d’économie de l’information est voisine de celle de société du savoir. Il en existe plusieurs définitions possibles. Dans son acception la plus large (celle que je préfère), l’économie de l’information intègre toutes les opérations de production, d’échange, d’enregistrement, d’utilisation et d’évaluation des informations. En ce sens très général l’économie de l’information est aussi ancienne que l’espèce humaine, ou peut-être, bien au-delà, aussi ancienne que la biosphère. Dans la société humaine, l’économie de l’information est supportée et régulée par des systèmes symboliques. Or cette économie symbolique est elle-même dépendante de la médiasphère : par exemple, notre espèce a connu plusieurs réorganisations majeures de son économie de l’information, dont notamment celles qui se sont articulées successivement sur l’écriture manuscrite, sur l’usage intensif de l’imprimerie ou sur les médias électroniques. Mais les transformations de la médiasphère ne nous importent en fin de compte que parce qu’elles ont permis des réorganisations de l’économie de l’information, c’est-à-dire de l’intelligence collective. »
Cette vision est d’ailleurs tout autant celle d’une écologie de l’information, c’est-à-dire du fonctionnement d’un milieu socio-technique et pas seulement « biologique » n’opposant nullement de manière trop stricte « nature et culture ». Nous noterons d’ailleurs au passage que cela demeure souvent un des problèmes d’analyse du discours de l’écologie politique actuelle (à de rares exceptions) de ne pas avoir compris cette complexité.
Des besoins scientifiques
Seulement voilà, cette complexité est difficile à analyser et Pierre Lévy déplore notre incapacité à comprendre et analyser la formation de l’intelligence collective. Ill y a un déficit de mesure scientifique en la matière :
« Il n’échappe à personne, en effet, que l’on ne dispose aujourd’hui d’aucune unité de mesure sérieuse ni de méthodes scientifiques rigoureuses pour évaluer la puissance d’une intelligence collective. Les quelques efforts qui ont été tentés dans cette direction se contentent généralement de choisir une batterie d’indicateurs et de mesurer des quantités (un « quotient d’intelligence collective »), alors qu’il faudrait pouvoir décrire des dynamiques de systèmes, des patterns d’évolution, des modèles de transformations de quantités et de valeurs dans l’univers des significations. Et au cas où l’on s’imaginerait disposer d’une telle méthode scientifique, la distinction classique entre l’objet étudié et le sujet de l’étude serait bien difficile à maintenir. Il ne peut jamais être garanti – par exemple – que le prétendu « objet » étudié (un groupe humain) n’a pas développé une dimension cognitive qui échappe radicalement à ceux qui se prétendent les spécialistes de sa mesure ou de son évaluation. La science de l’intelligence collective à laquelle j’aspire ne pourra être que radicalement ouverte, dialogique et symétrique (ou réciproque : l’objet et le sujet échangeant régulièrement leurs rôles). »
Pierre Lévy ne s’inscrit donc pas ici dans une lignée totalement computationnelle et marque ici sa distance avec l’idée d’indicateurs uniquement chiffrés. Il plaide pour une mise en évidence de phénomènes et de formations souvent invisibles et peu évidentes à mesurer. Cela pose aussi la question de savoir s’il faut mieux considérer la science de l’intelligence collective comme une science dure ou une science humaine. La réponse est en fait assez évidente, l’objectif de Lévy est clairement de ne pas opposer les deux.
Il reste que nous avons un peu de mal à être d’accord (pour les raisons exposés plus haut) avec l’affirmation suivante :
« L’économie de l’information est à la noosphère ce que l’écologie est à la biosphère. »
Plus intéressant est en revanche, la défense des biens communs comme support d’une économie de l’information et comme garantie du développement humain et de la réussite de l’intelligence collective. Lévy souhaite donc la préservation des deux types de biens communs, les biologiques et les intellectuels.
Dès lors, l’exercice d’un travail pour le développement d’un capital devient possible :
« En quoi consiste le « travail » d’entretien et de développement des connaissances ? Les communautés de savoir et de pratique accomplissent des opérations réglées et socialement coordonnées sur des symboles. Il dépend des circonstances que ces opérations consistent à poser ou à résoudre des problèmes, à exécuter strictement des instructions ou à modifier des manières de faire, à inventer de nouvelles règles ou à répéter quelques coups joués déjà mille fois. Il importe peu, par ailleurs, que ces opérations s’inscrivent principalement dans des environnements de messages, de relations sociales, de rapports techniques ou – le plus souvent – d’un mixte des trois. Ce qui compte, c’est que l’interaction entre ces opérations de manipulation de signifiants accomplies par des personnes, en des lieux et des moments déterminés, compose quelque chose comme l’activité d’une intelligence
collective. Le travail qui donne vie au capital des connaissances communes est un processus de cognition sociale qui s’étend forcément dans une aire spatio-temporelle plus vaste que celle des opérations individuelles. »
Il faut probablement ici prendre le travail dans une acception qui ne soit pas celui du travail salarié mais autant du travail sur soi. De même, en ce qui concerne le capital de connaissances qui n’est pas nécessairement « marchandable ».
Internet comme medium unificateur
« Or si l’internet constitue à l’évidence aujourd’hui le médium unificateur sur le plan des techniques de communication matérielle des messages, nous ne disposons toujours pas de médium symbolique ou de langage commun qui nous permette de partager les savoirs sur un mode computable (pour exploiter la puissance de calcul du cyberespace) et transparent et de faire vivre ainsi une économie de l’information à l’échelle mondiale, avec tous les bénéfices que l’on peut en attendre sur le plan du développement humain. Or on ne pourra parler en toute rigueur de la connaissance comme d’un bien commun, effectivement exploitable par tous et chacun et selon les finalités et les points de vue
respectifs de toutes les communautés, qu’à la condition de disposer d’un tel medium symbolique. »
Internet peut-il donc héberger une nouvelle « lingua franca » ? On s’interrogera d’ailleurs avec le possible développement d’un internet chinois qui va dans la tendance opposée, celle du séparatisme.
IEML (Information Economy Metalangage) comme métalangage et les potentialités d’augmentation
Pierre Lévy évoque Douglas Englebart et ses travaux sur l’augmentation des facultés cognitives. Le projet IEML s’inscrit clairement dans cette lignée. Il reste toujours selon moi un problème avec l’augmentation qui peut devenir parfois une prolétarisation par processus de délégation technique. Toutefois, il faut rappeler ici que le projet n’a rien à voir avec les théories transhumanistes ou post-humanistes. Il n’est donc pas question de cyborg. D’ailleurs, Pierre Lévy raconte une anecdote particulièrement intéressante démontrant que l’intelligence collective constitue une voie différente voire opposée à celle de l’intelligence artificielle :
« Lors d’un colloque sur le thème Philosophy and computing dont il était l’invité spécial, j’ai eu le privilège de discuter du thème de l’intelligence collective avec ce pionnier. Un professeur de philosophie qui écoutait notre conversation laissa échapper l’objection habituelle sur « la bêtise collective ». Je lui répondis que l’intelligence collective était un programme de recherche scientifique et technique et non pas une approbation béate de n’importe quelle expression collective. Ainsi comprise comme un programme de recherche, le contraire de l’intelligence collective n’était pas la bêtise collective mais bel et bien l’intelligence artificielle (IA). »
Pierre Lévy montre ainsi une voie nouvelle, davantage culturelle, celle d’une culture de la convergence et s’inscrit dans la lignée des travaux d’Henry Jenkins.
L’IEML n’est donc pas qu’un langage informatique (même s’il est évident qu’aucun langage informatique ne peut être considéré comme uniquement du code) :
« En première approximation, IEML est un système de codage du sens (ou des concepts) à vocation universelle dont la principale propriété est de permettre une automatisation des opérations sur le sens. Et je souligne que ces opérations ne se limitent pas à l’automatisation des raisonnements logiques qui est la marque de fabrique de l’intelligence artificielle. Ce métalangage est censé être développé et utilisé de manière collaborative en vue d’une exploitation optimales des possibilités du cyberespace pour l’augmentation de l’intelligence collective humaine. La finalité immédiate d’IEML est de résoudre le problème de l’interopérabilité sémantique - le « chaos numérique » – qui vient de la multitude des langues naturelles, des systèmes de classifications et des ontologies. IEML fonctionne comme un « langage pivot », un système d’adressage des concepts capable de connecter différents systèmes de catégorisation et d’organisation des données qui resteraient sans cela incompatibles. »
Pierre Lévy souhaite son projet comme étant ouvert culturellement et en potentialités. Il ne s’agit donc pas d’un totalitarisme intellectuel même s’il est évident que la mise en place d’une telle grammaire ne peut qu’interroger sur d’évenutuels effets de grammatisation bien montrée notamment par Sylvain Auroux en ce qui concerne la grammaire latine.
L’IEML est donc un langage transculturel et translinguistique. Nous sommes évidemment tentés de le raccrocher avec les réflexions autour d’une translittératie.
Le projet IEML est alors décrit par Pierre Lévy de manière théorique et sans doute quelque peu idéale :
« Chaque point, carrefour ou noeud de la noosphère IEML est au centre d’une multitude de chemins de transformation calculables. Le long de ces chemins de transformation, chaque « pas » d’un carrefour à l’autre est la variable d’une fonction discrète. Pas à pas et de proche en proche, ces chemins relient chaque point à l’ensemble immense des autres points. Dans la direction centrifuge, un point-carrefour est donc l’origine singulière d’une étoile de transformation qui génère la totalité de la sphère. Dans la direction centripète, un point-carrefour fonctionne comme un point de fuite universel de la noosphère, puisqu’il existe un chemin de transformation calculable qui mène vers lui à partir de n’importe quel autre point. En somme, la noosphère IEML est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part et dont chaque singularité organise de manière originale un immense circuit sémantique. »
Les symbolistes n’y manqueront pas d’y voir une proximité avec les sefirots qui m’avaient un temps également inspirées avec l’idée du projet SEFIRA.
IEML reste donc surtout un chantier en construction :
« La noosphère IEML n’est en 2010 qu’une idée philosophique : une simple construction théorique de type mathématico-linguistique. Mais son implantation informatique « libre » et son usage collaboratif pourrait nous permettre de relever deux défis liés à l’intelligence collective : celui de la modélisation de la cognition symbolique et celui d’un perfectionnement de la gestion des connaissances dans le cyberespace. »
Unité de la nature et de la culture
Le travail est celui d’une quête scientifique de l’unité de la nature :
« La « matière » et « l’esprit », le monde des corps sensibles et celui des idées intelligibles, les objets des sciences exactes et ceux des sciences humaines interagissent de manière évidente et font certainement partie de la même et
unique réalité. Le fait de l’unité de la nature peut faire assez facilement l’objet d’un consensus. Mais la véritable difficulté vient de l’absence d’un modèle scientifique commun de cette unité. »
Pierre Lévy remarque l’absence de réelle métrie de l’Internet et les difficultés qu’il y a à cartographier des relations un peu plus complexes :
« Aucun moteur de recherche, aucun medium social ne nous propose actuellement de représentation dynamique et explorable de la distribution relative et de l’interrelation des concepts dans les recherches, les messages échangés ou
les documents affichés dans le réseau. Or le minimum que l’on puisse demander à une représentation scientifique utile de l’intelligence collective qui s’investit dans le cyberespace est de cartographier des relations entre significations. »
Conclusion :
J’ai retrouvé dans le texte des éléments enthousiasmants qui m’ont rappelé la découverte des premiers textes de Pierre Lévy. Même si certains points demeurent discutables, il est évident que le projet de Pierre Lévy est aussi celui de susciter débats et nouvelles idées car le projet est clairement d’essence collective. On saluera aussi un texte qui contraste avec les velléités conservatrices actuelles, notamment politiques qui visent à instaurer péages, censures et autres barrières. L’enjeu de l’intelligence collective est aussi celle d’une reconstruction politique et institutionnelle.
Plusieurs fois, j’ai songé pour ma part, que l’apport de la pensée de Gilbert Simondon pourrait être utile à la démarche au même titre que celle de Bernard Stiegler notamment en ce qui concerne la notion de « milieu associé ».
C’est d’ailleurs en cela, que l’étude de communautés de pratiques est intéressante et notamment celle qui permettent l’innovation et l’individuation. Les communautés « hackers » et celles de loisirs créatifs ont beaucoup à nous apprendre.
Car, c’est un point sur lequel Lévy n’insiste pas assez, la réussite du projet collectif passe par des réussites également individuelles. Les réflexions autour du PKM constituent des pistes à creuser. Il en va de même pour les pistes didactiques et la culture technique nécessaire à cette réussite.
De même, il faut saluer la volonté de Pierre Lévy pour que la science se saisisse d’objets et de domaines qu’elle a tendance à abandonner fautes de moyens ou de réflexions théoriques suffisantes. Le web et l’Internet mérite bien une analyse plus ambitieuse, en effet sans quoi les sphères marchandes ne tarderont pas à y imposer également leurs manières de voir vers une économie de la déformation. Le projet de Pierre Lévy est donc celui aussi de mettre un peu d’autorité scientifique face à la montée en puissance des mécanismes de popularité.
Il est aussi vraisemblable que l’intelligence a toujours eu une portée collective en constituant ce nous entre-lie mais surtout ce qui nous entre-lit (cf. stiegler)
Sur IEML, pour approfondir :
L’article de wikipédia sur IEML
La proposition d’Olivier Auber
Le débat autour d’IEML avec Dominique Rabeuf en farouche opposant notamment ici.
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» Article initialement publié sur Le Guide des égarés
» Illustration de page d’accueil par A Different Perspective sur Flickr
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