La réaction sera incroyablement plus faible que ce que nous sommes en droit d’attendre – pas parce que l’histoire n’est pas assez sensationnelle ou dérangeante, mais parce que c’est trop dérangeant, un bordel que nous ne pouvons pas réparer et que nous préférons donc oublier… Le schéma mental sur lequel la plupart du journalisme d’investigation se fonde part du principe que des révélations explosives mènent à un tollé public ; les élites reçoivent le message et réforment le système. Mais que se passe-t-il si les élites croient que la réforme est impossible parce que les problèmes sont trop gros, les sacrifices trop importants, le public trop sujet à la distraction ? Si la dissonance cognitive a été insuffisamment prise en compte dans notre théorie sur le fonctionnement du grand journalisme… et ne fonctionne souvent pas ?
Il est encore tôt pour le dire, bien sûr, mais il est bien trop probable que les prévisions de Rosen se révèleront exactes : les documents fuités, après leur révélation, se dissolvent dans un système mal équipé pour les traiter. J’espère que nous aurons tort. Cependant, cela vaut la peine d’ajouter un autre paramètre à l’analyse de Rosen : le rôle des journalistes eux-mêmes dans la mise en forme et le filtrage des documents. En effet, si l’arbre massif qu’est WikiLeaks tombe dans une forêt inhabitée, ce ne sera pas tant seulement à cause de la dynamique entre l’opinion publique et les élites politiques qui l’éludent souvent qu’en raison de la dynamique entre l’opinion publique et ceux qui la façonnent. Ce sera à cause des suppositions (parfois dépassées) que les journalistes font sur le mouvement de leurs articles à travers le monde. Le vrai défi auquel nous faisons face n’est pas la forêt vide. C’est une forêt si touffue – si débordante de croissance, retentissante de bruit, que nous oublions le bruit que fait le premier arbre en tombant.
Avant, l’imprimé et la culture de la diffusion offraient aux journalistes une audience limitée, mais quasiment automatique. Quand vous avez des abonnés et des lecteurs réguliers, leur loyauté assurée par l’étroitesse du marché des médias, vous avez le luxe d’ignorer l’aspect distribution du journalisme. Le corollaire étant que vous avez aussi le luxe de supposer que votre production journalistique, une fois publiée, impliquera des changements sur le monde. Automatiquement.
Et le journalisme d’investigation, en particulier, qu’il soit mené par Bly ou Bernstein ou Bogdanich, fonctionne généralement sous la théorie de la distribution bien rôdée : des découvertes scandaleuses mènent à des publics scandalisés mènent à modérer les décideurs mènent au changement social. (Pour plus d’information sur ce sujet, écoutez le dernier podcast de Rebooting the News.) Le journalisme était un levier de la démocratie ; la publication était la publicité, et donc, de même, la fin de l’engagement d’un média à couvrir un sujet. La question de la distribution, de la circulation d’un article important à travers la société, n’était généralement pas le problème des journalistes.
Ce qui était pratique, c’est sûr: comme groupe, les journalistes sont nécessairement obsédés par la nouveauté, et ont toujours été poussés par L’Article Suivant. Il existe une fine ligne de démarcation, entre l’amplification d’un sujet et le plaidoyer en sa faveur ; la rhétorique du “ne tirez pas sur le messager” de la collecte d’informations tient la route tant que les messagers en question maintiennent la distance appropriée avec les nouvelles qu’ils délivrent. Et une des façons de maintenir la distance, c’était une séparation structurée des articles via une trame d’endiguement narratif. Produit, publie, dégage.
Le web, cependant, pour répéter nos observations, change tout cela. Les plates-formes digitales – les blogs, de la façon la plus explicite, mais aussi les véhicules du journalisme digital dans leur ensemble – ont introduit une forme de storytelling plus itérative, qui met au défi de façon subtile le print et les suppositions admises de confinement conceptuel. Pour des journalistes comme Josh Marshall et Glenn Greenwald et autres chasseurs de scandales des temps modernes, être journaliste est aussi, implicitement, être un avocat. Et donc, se concentrer sur l’aspect de suivi du journalisme, pas uniquement allumer des feux, mais les maintenir vivaces- est fondamental dans leur travail. De plus en plus, dans l’économie des médias digitaux, les bons journalistes trouvent les histoires. Les très bons les entretiennent. Les meilleurs les gardent enflammés.
Et pourtant, pour en revenir à la question de WikiLeaks, cet éthos de la continuité n’a en général pas été intégré dans la culture au sens large, parmi les journalistes et leur public. L’un des raisons à cela est la question du momentum, le défi éditorial du maintien de l’intérêt du lecteur pour un sujet donné, sur une longue période de temps. Les questions politiques prises dans l’inertie du Congrès, les campagnes militaires qui durent de mois en années, les questions sociales cachées à la vue de tout le monde, – leur temporalité en elle-même devient un problème à résoudre. Pour prendre l’exemple le plus infamant, il y a une raison pour laquelle les campagnes politiques ne se distinguent souvent pas d’un épisode de “Toddlers and Tiaras“ : les campagnes étant des affaires qui s’étalent sur des années (elles sont plus longues maintenant, en fait : Mitt Romney et Mike Huckabee sont sans doute en train de creuser Maid-Rite loose-meats pendant que j’écris ce texte), les journalistes se focalisent souvent sur les bagatelles/conflits/etc. pas nécessairement parce qu’ils pensent que ce focus aboutit à un meilleur journalisme, mais parce qu’ils estiment, probablement avec raison, que cela soutient l’attention de leur audience comme la saison des élections démarre.
Which is all to say — and not to put too expansive a point on it, but — time itself poses a challenge to the traditional notion of “the story.” Continuity and containment aren’t logical companions; stories end, but the world they cover goes on. The platform is ill-suited to the project.
Ce qui signifie – et pour ne pas être trop expansif là-dessus- , mais le temps en lui-même pose un défi à la notion traditionnelle de “l’article” [story]. La continuité et l’endiguement ne sont pas des compagnons logiques ; les histoires prennent fin mais le monde qu’elle couvre continue. La plateforme n’est pas adapté au projet.
Alors que s’attaquer de front au problème n’est pas une tâche facile – c’est à la fois systémique et culturel et donc très dur à résoudre, j’aimerais finir avec une considération expérimentale (quoique petite, timide, en l’air). Si nous avions un cadre dédié au journalisme de continuité – une organisation dédiée à l’information dont le seul but serait de suivre les sujets dont la maigre ampleur les empêche d’être l’objet d’un suivi par les médias déjà existant ? Que se passerait-il si nous prenions le modèle de PolitiFact – une niche dédiée non pas à un sujet ou une région en particulier, mais à une pratique particulière – et l’appliquions à suivre les faits plutôt qu’à les vérifier ? Si nous avions un cadre dédié au reportage, à l’agrégation et à l’analyse de sujets qui méritent notre attention – une équipe de journalistes, de chercheurs, d’analystes et de spécialistes de l’engagement dont l’existence professionnelle entière est centrée sur le maintien en vie de ces histoires qui méritent notre attention ?
Bien sûr, vous pourriez avancer que les blogueurs professionnels et amateurs font déjà ce travail de suivi ; les organes de presse historiques le font eux-mêmes, aussi. Mais ils ne font pas assez souvent, ou de façon assez systématique. (C’est une raison majeure pour laquelle c’est si facile d’oublier que la guerre fait toujours rage en Irak, que 12,6% des Américains vivent en-dessous du seuil de pauvreté, etc.) Ils manquent souvent d’incitation, pour, disons, localiser un sujet comme les Wars Logs pour leurs lecteurs. Ou pour la contextualiser. Ou, en général, pour suivre son évolution. Un cadre indépendant – et, hé, c’est une idée expérimentale, “cadre indépendant” peut aussi inclure un blog dédié sur le site d’un média historique – n’empêcherait pas d’autres boutiques de faire du travail de suivi sur leurs propres sujets ou celui d’un autre, comme la présence de PolitiFact n’empêche pas d’autres cadres de faire du fact-checking. Une boutique solitaire cependant servirait comme une sorte de réseau de sécurité sociale – une assurance contre l’apathie.
Comme le contributeur du Lab C.W. Anderson faisait remarquer lundi : “Je me demande ce qu’il faudrait pour qu’un dossier comme la bombe des War Logs reste dans l’esprit des gens assez longtemps pour que cela signifie quelque chose”.
Je me le demande aussi. J’adorerais trouver.
—
Billet initialement publié sur le Nieman Lab ; traduction Sabine Blanc et Martin Untersinger
À lire aussi : Pour un journalisme de suivi
Illustration CC FlickR fotoamater.com
]]>