L’âge de la retraite n’est pas un critère absolu : si les pensions sont insuffisantes, les retraités sont obligés de continuer à travailler, au moins à temps partiel
, tranche Lucy Aproberts, chercheuse rattachée à l’IDHE. La question de la retraite par capitalisation pose donc, autant que la limite légale, la question de l’âge de départ en retraite.
Et, à en croire l’OCDE, la crise aura fait bosser les sexagénaires : en 2008, le rendement nominal moyen des fonds de pensions s’étalait de -35% à 10% et celui des fonds de réserve de -30% à 5%. Autrement dit, certains États ont vu leurs retraites par capitalisation diminuer d’un tiers en un an. Des mécanismes de sécurité ont été envisagés, comme aux États-Unis avec le 401k (épargne retraite collective équivalente du Perco) mais sans grande conviction. Avec le retour des rendements, la peur de la crise s’éloigne et les gardes-fous deviennent des rabats-joie : “quand un avion s’écrase et qu’on retrouve la boîte noire, on se dit qu’on devrait construire tout l’appareil de la même manière, métaphorise un cadre d’un organisme gestionnaire. Le seul problème, c’est que, un avion fabriqué comme une boîte noire, ça ne vole pas !”
Si la commission pour les retraites britanniques en conclu que les systèmes privés ne sont plus suffisants pour assurer une retraite décente aux Anglais, l’OCDE continue à encourager les pays dans le développement de la retraite par capitalisation… alors qu’il pointe lui-même les conséquences catastrophiques de la crise sur les fonds de pension. “La Banque mondiale est dans les coulisses de la généralisation de la retraite par capitalisation depuis les expériences menées au Chili dans les années 1980, détaille Lucie Aproberts. Elle a ouvert la voie en Europe centrale et orientale aux banques et assurances occidentales dans les années 1990 et l’OCDE a relayé les mêmes recommandations.”
Sous le nom de “3è modèle”, les deux institutions ont recommandé la libéralisation totale des secteurs de l’assurance vieillesse au sortir du communisme, instaurant la plus grande zone de retraite par capitalisation du monde. Mais l’explosion de la bulle Internet dans les années 2000 impose bientôt un repli stratégique dans le discours : “la ligne des deux institutions étaient un peu doctrinal: en 2004, la Banque mondiale a changé son fusil d’épaule et ne parlait plus de comptes individuels par capitalisation mais de comptes notionnés à la Scandinave”, détaille un cadre d’organisme gestionnaire. Mais le mal était fait.
Alors que certains États d’Europe centrale et orientale envisageaient de revenir à des systèmes par répartition centralisés, le rapport Le point sur le marché des pensions de décembre 2008 de l’OCDE tançait les contrevenants à la bonne doctrine : “de telles décisions prises dans la précipitation ne font que renforcer le sentiment de panique et ne rendent pas justice à l’intérêt que présentent les systèmes de pensions privées sur la durée d’une vie pour les participants.” L’interprétation de l’organisation : ceux qui ont subi le revers de la crise ont eu le tort de vendre trop tôt. S’ils avaient conservé leurs actifs, ils auraient pu profiter du rebond.
L’Allemagne, en revanche, a été saluée pour ses mesures en faveur de la capitalisation : depuis la réunification, les allemands ont mis en place de nombreuses réformes du régime des retraites dont la plus significative reste la réforme Riester votée en 2001 sous le gouvernement Schröder. Cette loi introduit des systèmes de retraite par capitalisation dans le système général et prévoit une baisse du taux de remplacement net jusqu’à 43% en 2030 qui devra être compensée par des contrats de retraites par capitalisation.
Face à la crise, le choix de l’Allemagne a été moins doctrinal que politique : afin de conserver la compétitivité de son industrie, le gouvernement a choisi de ne pas augmenter le taux de cotisation au delà de 22%. Pour compenser la baisse du taux de remplacement, l’État fédéral a joué carte sur table : cette réforme propose une substitution d’une part du régime de répartition par une dose de capitalisation.
Au delà des risques induits par les aléas boursiers, les systèmes à cotisation définie (CD, comme le 401k américain ou le Perco français), les plus répandus, font porter tout le poids du risque sur les épaules des salariés, par opposition aux systèmes à pension définie, qui obligent celui qui verse à abonder (l’employeur ou l’État). Côté banques et assurances, les perspectives sont florissantes: selon une étude Aviva (numéro 6 de l’assurance dans le monde), le “pension gap” à combler pour garantir un niveau de vie correcte aux retraités Européens s’élèverait à 1900 milliards d’euros par an. Face à ce trou béant, Andrea Moneta, directrice Europe d’Aviva a fait part de son désir de s’adresser aux politiciens “à tous les niveaux car les idées à mettre en place ne manquent pas.”
Voilà au moins une crise qui fait des heureux.
Illustration FlickR CC : acameronhuff
]]>Alors, est-ce vraiment depuis hier « Un pour tous, tous pour un » ?
On a en tout cas rassemblé 750 milliards d’euros. Autrement dit, on a sorti la Grosse Bertha.
Qu’est-ce qui s’est passé ces jours derniers ? Eh bien, tout ce à quoi on aurait dû penser à froid, au moment où l’on mettait en place la zone euro, on a été obligé de le résoudre à chaud, dans la précipitation et en courant dans tous les sens. Le texte du Traité de Lisbonne, tel qu’il a été rédigé, étant inutilisable, on a été obligé de le contourner par des astuces comme un SPV (Special Purpose Vehicle), une structure ad hoc à qui on prête de l’argent et qui elle, l’utilisera ni vu ni connu, sa spécificité étant qu’elle a le droit de faire toutes les choses qu’on s’était interdit de faire à soi-même. Et tout particulièrement que les nations dans la zone euro manifestent les unes envers les autres une réelle solidarité.
Eh ! que voulez-vous, c’est une Europe « libérale » que Maastricht avait mis en place, pas l’Europe solidaire dont on s’est rendu compte sur le tard qu’on avait réellement besoin !
Il reste un peu de naïveté cependant dans la démarche : défier la spéculation en se tambourinant la poitrine et en criant : « Je suis plus fort que toi ! », ça ne suffit pas. La spéculation est comme l’hydre de Lerne : on lui coupe l’une de ses sept têtes, ou même les sept à la fois, et elles repoussent aussitôt.
Ce qu’il faut mettre en place, pour mettre la spéculation hors d’état de nuire, c’est une interdiction des paris sur les fluctuations de prix. On ne pourra pas en faire l’économie.
Est-ce que tous les problèmes sont résolus ? Non bien sûr puisque le cadre conceptuel erroné est intact. Tant que la dette publique et le déficit d’une nation seront calculés par rapport à leur PIB, ils sembleront augmenter de manière mécanique en période de récession, par une illusion d’optique : simplement parce que les chiffres absolus sont divisés par un coefficient qui se réduit pendant ce temps-là comme peau de chagrin. Alors que c’est précisément dans ces périodes que les États devraient pouvoir mobiliser l’outil de l’endettement plus librement.
Pour que l’Europe de la zone euro cesse de s’en prendre à ses citoyens chaque fois que ses banquiers perdent certains de leurs paris, il faudra que dettes et déficits cessent d’être calculés en pourcentage du PIB. Si l’on ne résout pas cette erreur conceptuelle, toute crise aura toujours le même effet : elle débouchera sur des programmes d’austérité qui s’en prennent par priorité aux avantages sociaux.
Le Pacte de Stabilité de la zone euro doit être réécrit en des termes qui aient un sens du point de vue économique. Quand il aura un sens économique il aura automatiquement aussi un sens social.
Dans l’euphorie ambiante de ce matin, il ne faudrait pas perdre de vue que quelle que soit la radicalité apparente des mesures prises hier, le système qui siphonne l’argent du contribuable vers les plus grosses fortunes est toujours en place, et plus que jamais en excellente santé.
Lire, sur le même sujet et sur le même blog :
> La Grèce, Moody’s et le destin de la zone euro
> Pourquoi la Grèce peut sauver le monde
> Les gouvernements d’union nationale
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Article initialement publié sur le blog de Paul Jorion
Illustration CC Flickr “The 10 on Crisis Street” par Andres Rueda
]]>(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Comment en est-on arrivé à une telle situation et quelles leçons l’Union européenne doit-elle en tirer pour ne plus retomber dans les travers qui l’ont conduit là ? Frédéric Lordon préconise un changement radical de la politique monétaire qui doit cesser d’être une mécanique déconnectée du politique.
Il y aurait matière à faire un sort à tous les ahuris qui depuis l’été 2007 ne loupent pas une occasion de se féliciter que « le pire est derrière nous le plus dur est passé la crise est terminée ». On rappellera qu’ils n’en sont jamais qu’à leur troisième tour de piste (automne 2007, printemps 2008, fin 2009) et que, vaillants comme on les connaît, on peut être tout à fait certains, le point chaud grec viendrait-il à relaxer, qu’ils ne nous décevraient pas pour une petite quatrième.
Stupéfiante comme elle devient, la situation ne laisse cependant pas trop le loisir de s’appesantir sur ce genre de chose – et puis le compte-rendu de la cécité réjouie est devenu une entreprise sans espoir.
Stupéfiante, la situation l’est sans l’être tout à fait. Car la mutation de la crise de finances privées en crises de finances publiques, et leurs métamorphoses subséquentes en crises monétaires et en crises politiques étaient prévisibles dès la fin 2007. Comme toujours, pourtant, le passage de l’idéel au réel a des effets propres qui ont le don de nous cueillir. Et l’on a beau savoir de longue date que quelque part nous attend une heure de vérité, le jour de sa manifestation n’est pas tout à fait comme les autres.
Pour l’euro, c’est maintenant. Ou plus tard. On dira que c’est bien là une prévision d’économiste (du genre qu’on aime à promener sur rail avec goudron et plumes). Pourtant lorsque l’on aura admis que ladite « science économique » n’est pas capable d’en dire beaucoup plus en les matières présentes, on sera peut-être un peu plus au clair quant à sa scientificité véritable et à ce qu’il est raisonnable d’attendre d’elle – souvent beaucoup moins que ce que prétendent les « économistes ». En l’espèce, elle peut dire – parler d’« elle » est d’ailleurs un abus de langage car « elle » est rien moins qu’unifiée – l’entrée dans le voisinage des points critiques, mais pas le moment précis de leur franchissement ; et il y a des raisons très profondes à cette incapacité (voir infra).
Pour l’heure, le caractère délirant de la situation a au moins le mérite de fouetter les sangs et d’alimenter quelques saines colères. Ce qui n’interdit pas d’essayer d’y adjoindre un peu d’analyse, mais avec l’idée de taper les clous un peu brutalement tout de même.
L’habileté de la finance privée, il est vrai bien servie par le barnum des éditorialistes et de leurs experts toujours bien accrochés, consiste à faire oublier qu’au commencement était non pas le verbe mais le foutoir spéculatif. Il n’y a pas d’intelligence politique possible de la situation présente sans remonter à son fait générateur et redéployer méthodiquement les enchaînements qui s’en sont suivis, ce qui donne à peu près ceci :
1. Avant le choc financier déclenché en 2007, il n’y a pas de problèmes de dettes publiques en Europe. Il n’y en a fucking pas !
2. Tous les ralentissements/récessions des deux dernières décennies ont pour origine des chocs financiers antécédents transmis à l’économie réelle par le canal du crédit (récession d’après krach immobilier au début des années 1990, récessions dans les pays d’Asie du Sud-Est post crise internationale de 1997-1998) ou par celui de l’effet richesse (krach Internet).
3. La crise financière dite des « subprimes » est d’une ampleur inédite. Elle a frappé directement les banques, elle était par conséquent vouée à produire des effets récessifs de première grandeur.
4. Laisser se creuser les déficits publics est un impératif conjoncturel dans ce genre de situation récessioniste. Le déficit est d’autant plus grand que la récession est violente, celle-ci l’étant dans les mêmes proportions que le choc financier qui l’a déclenchée. Mais c’est ainsi.
5. Bien sûr, on peut vouloir déférer aux marchés et tenter de cadenasser le déficit budgétaire – à l’image des cinglés qui proposent de constitutionnaliser une règle d’équilibre budgétaire sans même se rendre compte qu’ils auraient l’air malin en ce moment. Il faut simplement savoir que tenter de réduire ou de maintenir le déficit en phase de récession demande des hausses d’impôts et des baisses de dépenses si violentes qu’elles aggravent immanquablement la situation qui leur a donné naissance… laissant au total les finances publiques dans un état plus dégradé qu’au départ ! (car l’approfondissement de la récession fait chuter les recettes fiscales plus vite que ne s’opère l’ajustement budgétaire), Avec juste en prime un taux de chômage à deux chiffres (dont le premier n’est pas nécessairement 1). Splendide résultat. Le cas de la Lettonie, généralement jugé admirable par la presse économique, est assez spectaculaire sous ce rapport. Car ça n’est pas faute d’avoir fait saigner la bête en contrepartie des 10 milliards de dollars du FMI et de l’UE. Réduction des salaires de fonctionnaires de 25 % et réduction de leurs effectifs de 20 %… Avec pour remarquable effet que le déficit budgétaire… s’est creusé encore plus ! Il est passé à 9 % pour 2009. Mais patience, ça va payer. Pour 2010, il est prévu à… 8,5 %, gain époustouflant qui justifie largement de continuer la potion.
6. A ma droite ce qu’il faudrait faire pour calmer les marchés, à ma gauche le contraire qui convient pour ne pas trop maltraiter les populations dans l’épisode récessioniste (d’origine financière). L’antagonisme est maintenant constitué : corps sociaux vs. finance. On n’attend plus que de voir comment les pouvoirs politiques vont arbitrer.
7. Comme toujours ils tenteront de s’en tirer en donnant un peu à chacun. Mais dans quelles proportions ? Et surtout avec quel espoir d’efficacité ? Car dès lors qu’ils passent en mode « foldingue » les marchés sont encore moins capables de moyen terme qu’au naturel. Or le pilotage sans casse d’un ajustement budgétaire est très possible, en premier lieu parce que celui-ci s’effectue pour l’essentiel par le retour de la croissance mais, par conséquent, à la condition de pouvoir tenir l’horizon temporel adéquat – qui est de trois à cinq ans. Et pas de trois semaines. Strictement incapables de voir au delà quand leurs croyances collectives se polarisent à la défiance, les sur-réactions de court terme des marchés ont au surplus les pires propriétés autoréalisatrices possibles : les ventes spéculatives massives des titres publics en font plonger les cours, donc grimper les taux, avec pour effet d’alourdir immédiatement le coût de la dette variable ou renouvelable. La crise grecque est gérable tant que les taux sont de 5 %, elle ne l’est plus quand ils passent à 8 ou 10, ce qui s’est produit en quelques semaines, à situation objective quasi-inchangée et du seul fait de l’emballement spéculatif ! – lequel trouve là une confirmation de son propre bien fondé sans voir qu’il a, par ses effets d’autovalidation, produit entièrement à lui seul la « confirmation » en question…
8. Le propre de l’entrée en régime de délire de l’opinion financière ne tient pas seulement à la puissance de ces effets d’autoréalisation mais également à la dramatique dégradation des termes de l’arbitrage que s’escriment à rendre les gouvernements entre la finance et leur corps social. Car l’intensification de l’angoisse collective des marchés a pour résultat l’élévation potentiellement indéfinie des mesures capables de venir l’apaiser. Obtenir une satisfaction marginale donnée de la finance oblige à faire subir une désutilité marginale surproportionnelle à la population. Dit autrement, « acheter » un même « degré » de tranquillisation de la finance devient d’un coût économique et social explosivement croissant. À mesure que son jugement se dérègle, le Shylock moderne ne veut plus seulement une livre de chair, mais trois kilos, et puis cinq… et puis quoi encore à la fin, la bête entière ? En situation de crise aiguë, les gouvernements qui s’engagent dans cette voie du « compromis » sont certains d’en sortir en lambeaux – façon de parler puisque ce sont les populations qui sont en fait destinées à la charpie.
L’effrayant durcissement en quelques semaines du plan d’« ajustement » grec donne un bon début d’illustration de ce phénomène d’explosion soudaine et délirante des sacrifices à opérer pour espérer calmer la finance. C’est là le piège caractéristique de ce qu’on nomme la « crédibilité », que la théorie économique la plus stupidement ignorante des autres sciences sociales n’a jamais été capable de concevoir autrement que comme une liste d’actions « consignes » objectives à respecter par la politique économique, alors qu’étant fondamentalement une affaire de production de croyance collective (celle des marchés), la crédibilité sollicite des mécanismes sociaux d’une tout autre nature. Dont le dérèglement, toujours possible quand il est affaire d’opinion et de croyance, peut potentiellement emmener dans des extrêmes inimaginables. Ainsi, par exemple, les investisseurs ne guettent-ils plus seulement les dispositions intrinsèques du plan grec mais la façon dont le corps social va les accepter [1], avec l’idée que, pour que le paquet d’ensemble soit « convaincant » il faudrait que le peuple grec manifeste mais en criant « oui-oui » et en faisant bravo – peut-être même, d’ici quelques jours, en disant merci. Inutile de dire que, sous ce rapport, les manifestations présentes – qui ne disent pas « oui-oui » – font un peu désordre…
9. On comprend peut-être mieux maintenant pourquoi les dynamiques économiques pilotées par la finance sont « diagnosticables » en gros mais imprévisibles en détail : elles sont affaire de croyances collectives et les déplacements de la croyance financière, parfois fulgurants, sont par suite insaisissables. Nul ne dispose des instruments susceptibles d’en cerner la formation et les brutales modifications. Il n’y a pas besoin de jouer les pythonisses pour diagnostiquer que nous sommes entrés en zone critique, et que tout peut s’y produire. Mais littéralement tout, c’est-à-dire aussi bien la propagation foudroyante de la défiance aux autres pays de l’euro, avec une bonne probabilité d’explosion générale au bout du compte, que le retour au calme d’ici une semaine. Qu’on ne se laisse pas abuser cependant par ce qui n’est qu’une apparente (et fausse) symétrie. Car le « problème » qui a donné naissance à ce mouvement incontrôlable de l’opinion financière est, lui, là et bien là, profondément incrusté dans le paysage. Aussi pourra-t-il à tout instant ré-exploser et condamner les ravis de « la crise est finie » à des adieux à la façon des Compagnons de la chanson, c’est-à-dire à un quatrième chapeau à manger et à un cinquième tour de chant.
Le « problème » en question est double. Ou plutôt il est en toute généralité celui du sur-endettement global, et spécifiquement celui de la façon dont la zone euro est armée, ou plutôt désarmée, pour y faire face. Tous ceux qui s’obstinaient à soutenir le caractère indépassable des traités européens et leur magnifique résistance à la crise quand on leur expliquait qu’ils étaient voués à partir en lambeaux ont l’air fin. Car dans le meilleur des cas le traité, déjà à l’état de guipure, va finir à la poubelle – à tout prendre le lieu où il s’en tirerait avec le moindre déshonneur.
Dès les années 1990, les économistes hétérodoxes expliquaient qu’à l’inverse de l’indigente théorie standard qui n’y voit qu’un commode instrument des échanges, la monnaie est un rapport social, inscrit dans des formes institutionnelles et engageant des forces de nature profondément politique. Ils en déduisaient la non-viabilité de long terme d’une construction monétaire qui n’est pas adossée à une communauté politique constituée comme telle [2] (ce que la présente Europe n’est en aucun cas), par défaut rédhibitoire des mécanismes politiques qui doivent inévitablement être activés pour accommoder une crise violente – événement sur lequel un projet de long terme saurait difficilement faire l’impasse, spécialement dans l’univers d’instabilité chronique de la libéralisation financière. Les ravis européistes commencent à s’en apercevoir, malheureusement un peu tard. Car voilà le fâcheux aléa matérialisé. Les États-Unis n’ont pas eu de difficulté notoire à absorber le défaut de la municipalité de New York dans les années 1970 ou le défaut du comté d’Orange dans les années 1990. Les arguments d’échelle ne changent rien à l’affaire. Si un état entier venait à faire défaut (hypothèse rien moins que fantaisiste d’ailleurs), le gouvernement fédéral viendrait à sa rescousse sans tergiverser bien longtemps. Et en mettant sur la table ce qu’il faut sans délai.
Les médias étant strictement incapables de cette vigilance élémentaire en quoi consistent le travail d’archives et la remise des directeurs attitrés de l’opinion publique face à leurs propos du passé, on rêverait de la machine à remonter le temps qui nous ramènerait en 2005 et nous ferait entendre à nouveau les promesses de prospérité éternelle (et aussi d’impossibilité de toute alternative).
À défaut d’un chronoscaphe adéquatement bricolé on se contentera de l’éloquente démonstration présente, offerte par une construction monétaire dépourvue de tout mécanisme politique permettant d’accommoder les tensions économiques et ne disposant plus du moindre degré de liberté – à part celui, bientôt inévitable, d’envoyer valser le traité pour le réécrire de fond en comble. Rigide absolument, l’union économique et monétaire n’a que le choix de rompre ou de voir ses règles bafouées – mais avec quel effet sur l’opinion financière…
C’est évidemment le cas du pacte de stabilité, devenu fictif depuis l’entrée en crise économique de 2008. Ça l’est également des règles d’intervention de la BCE qui, après avoir juré que jamais elle ne détendrait ses standards de collatéraux pour un seul pays, a dû – et heureusement, elle l’a fait ! – consentir à rendre éligibles au refinancement les titres de la dette grecque déclassés en junk. Dans cette affaire, ça n’est pas tant de faire ce qu’elle fait qui est problématique que de s’être d’abord fixé des règles absurdes pour devoir ensuite les violer soi-même à la face de tous – l’histoire de toute la construction économique européenne depuis Maastricht, l’histoire d’une gigantesque malfaçon. C’est bien là d’ailleurs le genre de sottise qui a le don de rendre un peu plus dingues les marchés qui trouvent dans la rupture des règles un motif supplémentaire de sortir de leurs gonds là où, sans règles formelles aussi « dures », des ajustement souples peuvent se produire sans même que les agents de la finance trouvent à les problématiser.
Mais le défaut d’unité politique est évidemment le plus patent quand il faut improviser à chaud des formules de sauvetage, alors même que les États-membres divergent profondément quant aux principes du sauvetage. Il est vrai qu’ayant présupposé que le pacte de stabilité était inviolable, il n’était plus utile d’envisager ne serait-ce que l’hypothèse d’un défaut souverain. Pas de chance, nous y sommes… Et dans le vide procédural où il tombe, l’événement n’offre que des mauvais choix.
Soit on laisse la Grèce faire défaut, après d’ailleurs que, en ce sens impeccablement européen, son premier ministre ait juré que cette « ligne rouge » était infranchissable – serment à interpréter comme le signe d’un franchissement à venir. Comme toujours dans la finance, le défaut n’aura probablement pas le bon goût de rester local. Charme de la mondialisation oblige, la dette souveraine grecque est détenue à 70 % par des non-résidents. Un défaut grec est donc très bien parti pour faire tanguer une nouvelle fois le monde bancaire – détenteur de 45 % de l’encours tout de même. Jusqu’au point de renouveler le bel automne 2008 ? Pourquoi pas. Les banques grecques elles-mêmes commencent à fuir de toutes parts du fait du départ en catastrophe de leurs plus gros déposants. Mais surtout, on voit revenir les prodromes du grand jeu qui avait fait fureur à partir de l’été 2007 : « qui a quoi dans ses placards ? » Il ne s’agit plus de CDO dérivés de crédits subprime mais de titres souverains (et pas seulement grecs au fur et à mesure que se répand la défiance). Mais les effets sont les mêmes : les banques commencent à se regarder mutuellement de travers. Comme alors, on mesurera l’intensité de la méfiance interbancaire à l’ouverture du spread de l’OIS (Overnight Index Swap) et du Libor à 3 mois [3] – et tiens ! le voilà qui (re)commence à frémir [4].
C’est en ce point précis que la contagion post-grecque menace de faire très mal. Car ce sont de tout autres encours qui deviendraient « à problème » la spéculation se déplacerait-elle vers les dettes portugaise et surtout espagnole (en attendant irlandaise et anglaise). Des révisions en cascade des notations, avec inévitables dévalorisations brutales à la clé, auraient des effets proprement nucléaires. Quelques petites banques portugaises et espagnoles ont déjà vu leur accès fermé aux marchés de gros du crédit. Et les primes des CDS des principales banques de la zone euro sont en train de remonter gentiment. Il faut redire à quel point cette dynamique potentiellement fatale est insaisissable et imprévisible : car elle n’est pas autre chose que la dynamique de la croyance financière même, qui peut très bien (ou pas) se polariser d’un coup sur l’idée fixe de la contagion et de l’éclatement de l’euro… et faire ainsi advenir la contagion et l’éclatement de l’euro.
Par un effet ironique de rétroactions successives dont la finance a le secret, la crise de finance privée de 2007-2008, tournée en crise de finances publiques en 2009-2010, retournerait à son point de départ, c’est-à-dire au secteur bancaire privé avec des effets de dévastation largement comparables à ceux du premier service. Et obligation d’un nouveau secours public, tournez manège ! Déconfitures privées et défauts souverains sont maintenant tellement intriqués qu’ils en deviennent indémêlables, et les causalités jouent dans tous les sens. Ainsi, par exemple, un scénario assez plausible de déclenchement d’une crise espagnole pourrait très bien venir… d’un naufrage préalable des banques privées. Car celles-ci ne vont pas tarder à encaisser le plein effet du collapsus du secteur de la construction qui, toutes activités latérales agrégées (sous-traitants, agences, etc.), représente pas loin d’un tiers du PIB espagnol – or les mises en chantier se sont effondrées des deux tiers et les permis de construire de 95 % [5] ! Lescajas régionales sont en première ligne, farcies de mauvaises dettes en attente de révélation, et si les choses tournaient mal et que le gouvernement espagnol devait monter un plan de secours pour une part importante du secteur bancaire – coûteux pour les finances publiques [6] –, il n’en faudrait pas beaucoup plus, dans l’état de suspicion d’une opinion financière qui a déjà les nerfs à fleur de peau, pour lancer le grand massacre des titres publics espagnols.
Mais faut-il laisser les Grecs aller au défaut ? Du point de vue des autres États européens non, puisque c’est assez vraisemblablement libérer les forces de la contagion qui n’attendent que ça – or, il faut en être bien certain, le sauvetage de la Grèce, monté dans la douleur, ne sera pas reproductible à l’échelle espagnole par exemple. Du point de vue des Grecs seuls, la question mérite d’être étudiée. Si l’on veut répondre oui cependant, il faut répondre complètement, c’est-à-dire en accompagnant le défaut d’une sortie, éventuellement temporaire, de l’euro. Le cas russe de 1998 et le cas argentin de 2001-2002 montrent que la combinaison du défaut et d’une vigoureuse dévaluation a d’excellentes propriétés.
Certes la dévaluation renchérit la dette libellée en devises, mais on s’en moque puisque de toute façon on en suspend les paiements. Les finances publiques s’en trouvent considérablement allégées et n’ont plus à effectuer un ajustement violent n’ayant pas d’autre effet que d’approfondir la récession (par là d’ailleurs ruinant in fine sa propre efficacité budgétaire). La dévaluation donne un coup de fouet aux exportations et relance la croissance. Or ça n’est que par la reprise de la croissance qu’on stabilise les ratios Dette/PIB et qu’on restaure la solvabilité souveraine – on en finit presque par se demander si ça n’est pas la seule formule véritablement efficace pour sortir par le haut de ce genre de situation autrement vouée à abandonner les intéressés à une décennie, au moins, d’austérité aggravée.
Le problème de la sortie de l’euro… c’est qu’il faut en sortir ! Là où il peut s’opérer aisément dans n’importe quel autre cas, l’ajustement de change est constitutivement interdit par la monnaie unique (sans parler des difficultés logistiques), et y procéder par sortie (puis rentrée – à un niveau révisé) est la croix et la bannière. C’est la malfaçon princeps de la monnaie unique. Plusieurs personnes, dont Jacques Sapir, avaient plaidé à l’époque pour une monnaie commune, seule convertible contre les devises extra-européennes, par rapport à laquelle les monnaies européennes auraient reçu chacune une parité de départ, mais révisable selon, non pas des mécanismes de marché (systématiquement désordonnés et incapables de produire à chaud le moindre ajustement smooth) mais des processus de négociations politiques (à l’unanimité ou à la majorité très qualifiée, avec contreparties à l’autorisation de dévaluation d’un des membres, etc.). Les monnaies nationales auraient fonctionné en gros comme des dénominations de la monnaie commune européenne, mais – et c’est une différence immense – des dénominations aux taux politiquement ajustables. C’est ce mécanisme qui fait cruellement défaut, et si les événements, aujourd’hui ou dans quelques mois, tournent à la décomposition complète du traité de Lisbonne avec obligation de tout refaire à neuf, c’est une telle idée qu’il faudra vigoureusement pousser.
Car il ne faut pas s’y tromper : à supposer que le calme revienne prochainement, il serait tout à fait temporaire. Le plan grec est auto-invalidant ! La brutalité de la récession qu’il va produire condamne le rétablissement budgétaire à être toujours à la traîne de l’effondrement des recettes fiscales et tous les efforts mis à réduire le déficit aboutiront à le creuser davantage (ou à le maintenir très haut) ! C’est pourquoi si elle ne vient pas aujourd’hui, l’heure de vérité sonnera d’ici douze ou dix-huit mois, lorsqu’on s’apercevra de cette dynamique du désespoir et que, la solvabilité grecque apparaissant pour ce qu’elle est, à savoir irrattrapabledans ces conditions, il faudra bien rendre les armes et passer à autre chose.
Que peut-il se produire au moment où les gouvernements européens prendront conscience de leur stratégie des Danaïdes et jetteront l’éponge ? À supposer qu’il s’obstine à rester dans l’euro en continuant de payer la dette, alors que le marché des capitaux lui sera fermé pour de bon, et privé d’une banque centrale nationale qui pourrait lui prêter directement, le gouvernement grec pourrait tout à fait en venir aux assignats : il émettra lui-même du papier pour payer ses dépenses en excès sur ses recettes. C’est bien ce que les provinces argentines ont fait au début des années 2000 (patacones)… et ce que fait la Californie depuis 2009 ! L’État de Californie, en effet, paye en partie ses fonctionnaires avec des bons à terme, appelés IOU, portant intérêt et convertibles en cash à des échéances qui dépendent d’ailleurs de l’état de la trésorerie…
À n’en pas douter, comme un signe de grande santé, cette mesure fera très bonne impression sur l’opinion des marchés… Comme, entre temps, la situation du Portugal et de l’Espagne aura mûri – mais il serait utile également de se souvenir qu’existent des pays-modèles comme l’Irlande, le Royaume-Uni… et les États-Unis dont les situations de finances publiques ne sont pas beaucoup moins pourries que celle de la Grèce – la contagion, à l’inverse de la guerre de Troie, aura bien lieu ! Que peut-il se passer à ce moment là ? Il n’y a pas trente six solutions : seul le prêteur en dernier ressort a la capacité de sauver le système : la banque centrale. C’est bien elle qui est intervenue pour régler le problème des dettes bancaires privées. C’est elle qui devrait intervenir pour régler le problème des dettes publiques consécutif au problème des dettes privées. À ceci près que le divin traité l’interdit ! Sauver la finance privée, c’est autorisé. Sauver les finances publiques, non.
En 2005, grande année constitutionnelle, il ne fallait pas dire tout ça, c’était archaïque et égoïste. On ne sait pas si les ravis européistes d’alors trouvent le spectacle d’aujourd’hui moderne et altruiste, mais il va falloir qu’ils se fassent à l’idée un peu douloureuse que ce qu’ils ont défendu sous la promesse de donner leur sang était défectueux dès le départ, et que tout va partir en morceaux, avec l’éventualité d’être refait mais sur des bases absolument contraires à celles qu’ils avaient déclarées sans alternative. En particulier celle-ci : la BCE doit pouvoir prêter directement aux États. Les Anglo-Saxons, à qui on reconnaîtra la vertu d’avoir le dogme moins encombrant, s’en sont tirés en bafouant leurs principes antérieurs par un simple jeu de renomination : on a ainsi appelé Quantitative Easing(QE en langage abrégé et comme euphémisme de degré deux réservé aux initiés) la vulgaire planche à billets qu’on avait juré définitivement fracassée. Tout bien considéré, elle peut encore servir, et même elle ne marche pas si mal ! La Bank of England et la Réserve Fédérale n’ont pas hésité bien longtemps et financent ouvertement leurs Trésors respectifs. En Europe, on prend son temps. En fait le temps de la guerre de tranchée.
Car c’est une gigantomachie dogmatique qui s’annonce. Axel Weber, le président de la Bundesbank, a déjà fait savoir qu’il jugeait parfaitement déplacé d’envisager de faire faire à la BCE des choses inhabituelles au seul motif du cas grec. Pour tous les radotages sur l’indispensable couple franco-allemand, il faudra bien se faire à l’idée qu’il y a un problème avec l’Allemagne [7]. Elle a reçu de l’histoire un legs traumatique qui lui interdit d’envisager certaines solutions de politique économique même quand elles sont rationnelles – comme l’est le QE dans une situation de surendettement généralisé. C’est le genre d’incapacité tolérable quand tout va bien, mais qui devient légèrement encombrante quand la crise remet à nu des intérêts vitaux. Et voilà où la contradiction européenne devient intordable : on ne violentera pas l’Allemagne sur ces sujets-là – rapportée à son histoire, ses idées fixes sont entièrement légitimes, c’est juste qu’elles ne sont pas compatibles avec une communauté de politique économique dont les autres membres ne les partagent pas ; quand bien même on l’entreprendrait, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui n’a validé le traité de Lisbonne que sous de nombreuses réserves, ne laisserait sans doute pas faire certaines choses (avec le grand renfort de la Bundesbank).
Du côté allemand, l’impasse est donc aussi juridique. On pourrait objecter qu’elle est de même nature pour les autres États membres puisque tout de même il y a des traités… Mais il ne faut pas céder à ce qu’André Orléan a nommé l’illusion légaliste [8]. Le droit ne prend de consistance que par les forces politiques qui le soutiennent et, ces forces viennent-elles à manquer, les constructions juridiques s’affaissent sur elles-mêmes comme poupées de chiffon. Les Argentins avaient ainsi cru bon d’inscrire dans leur Constitution le dispositif monétaire du currency board comme gage de crédibilité suprême de leur lutte contre l’inflation. Mais le currency board, révélé insoutenable, a conduit droit à la crise monétaire de 2001 et, tout constitutionnel qu’il soit, il a été bazardé d’un trait de plume parce que, par nouveau gouvernement interposé, la souveraineté populaire a décidé que ça suffisait.
Voilà d’ailleurs la redécouverte que vont bientôt faire, ébahis, les gens qui nous gouvernent, qu’on appellerait à peine « hommes politiques », spécialement au niveau européen, tant ils semblent ignorants des forces fondamentales de la politique : il y a des peuples, en dernière analyse la souveraineté en émane, et passé certains seuils de mécontentement ce sont eux qui se chargent de tout envoyer valser. Evidemment ça fait des processus un peu désordonnés – de ceux qui font les cauchemars de la finance. Or l’antagonisme par lequel on a ouvert la présente analyse – corps sociaux vs. finance –, en fait permanent mais le plus souvent inaperçu, apparaîtra bientôt à l’os – si ça n’est pas déjà fait. Et retour à la question décisive de l’« arbitrage ». La politique est une affaire de puissance et par conséquent de violence.
Latente et mise en forme, ou bien ouverte ? C’est la question. À ce propos, la crise semble livrer l’enseignement suivant. Au degré d’incrustation des intérêts financiers au sein même de l’appareil d’État [9], il n’est que deux situations, et deux seulement, où des gouvernements qui se sont fait consciencieusement, depuis deux décennies, les serviteurs des intérêts de la finance peuvent se retourner contre elle et entreprendre de l’arraisonner : 1) L’insurrection, qui force la main au gouvernement ; 2) que la finance s’attaque directement aux intérêts vitaux de l’État. Les Grecs sont peut-être en train d’explorer la première solution, à ceci près que ça n’est pas à leur niveau que se décident les rétorsions structurelles contre la finance. La deuxième solution a finalement le même modus operandi que la première : elle « force la main », sauf que ce ne sont pas des émeutes qui s’en chargent mais une situation de crise financière si aiguë qu’elle supprime radicalement l’option de l’attentisme et force à bouger – un peu à la manière de ce que les gouvernements durent faire à l’automne 2008.
Or si, par contagion, venait à se généraliser un mouvement de défiance sur les titres souverains de la zone euro, assorti donc de crise monétaire, on peut imaginer que les gouvernements ne resteraient pas les deux pieds dans le même sabot à regarder passivement la monnaie unique voler en éclat : restauration de contrôles drastiques des mouvements de capitaux, réforme flash du statut de la BCE pour lui faire prêter directement aux États, tout serait bon. Asservis à la finance depuis deux décennies, les gouvernements ne se retourneront d’eux-mêmes contre celle-ci que si elle vient à les agresser directement à un point qui leur semble intolérable et les dessille enfin – car tant que ça n’est que le corps social qui déguste, l’inconvénient est jugé négligeable, en tout cas indigne du sacrifice d’un dogme. La ruine de « leur » construction politique européenne peut peut-être constituer ce point.
Entre temps les opinions publiques européennes, grecque mise à part, sont étonnamment calmes – peut-être parce que « ça » n’a pas encore mordu assez profond. Mais « ça » ne va pas tarder à faire mal. Le passage de la douleur à la révolte n’a rien d’automatique, mais rien non plus d’impossible. On saura sous peu de l’insurrection ou du coup de sang des États eux-mêmes (c’est-à-dire de l’explosion d’une crise de dette souveraine généralisée dans la zone euro) lequel des deux scénarios coupe le fil avant l’autre. Le « peu » de « sous peu » ne se comptant pas forcément en jours, mais éventuellement en trimestres. C’est bien pourquoi les benêts de « la crise est finie » s’y laissent prendre à tous les coups : ils ont oublié qu’entre le krach de 1929 et le pire de la Grande Dépression, il a fallu quatre ans de décomposition… Comme on l’a laissé entendre, si le coup de chaud grec d’aujourd’hui vient à se détendre, ce sera une détente toute temporaire, en attente des douloureux constats d’insolvabilité (produite par des plans absurdes de restauration de la solvabilité). On se donnerait rendez-vous d’ici douze ou dix-huit mois. Mais le problème des dettes souveraines est maintenant bien installé dans le paysage mental des opérateurs de la finance et il n’est pas près d’en sortir. On peut donc aussi leur faire confiance pour hâter les échéances…
C’est donc peut-être, dans ce chaos, une époque qui s’apprête à se refermer. Une époque dont le symptôme aura été le surendettement généralisé. Le paradoxe veut que ce soit un symptôme parfaitement libéral, là où le libéralisme se targue d’être le discours même de la vertu. Car tous les surendettements dérivent de la déréglementation générale. Le surendettement privé est le produit de la compression des revenus entraînée par la flexibilisation du marché du travail, la concurrence et la contrainte actionnariale. Le surendettement bancaire vient des joies de l’effet levier, quand il s’agit de pousser toujours plus haut la rentabilité financière des paris spéculatifs. Le surendettement public est l’expression de l’idéologie de la défiscalisation – et accessoirement des déséquilibres conjoncturels que l’instabilité d’un système de marché libéralisé ne cesse de recréer.
La finance internationale se trouve donc confrontée à la tare par excellence du système dont elle est elle-même l’expression la plus accomplie. On pourrait alors avoir l’envie de boucler la boucle et de fermer le chapitre par une sorte de geste logique : faire éponger le surendettement par la finance elle-même, avant de tirer le rideau. Voilà où les taxes sur les transactions financières trouvent leur meilleure pertinence. Mais pas avec des taux microscopiques à la Tobin qui ne voulait que mettre « un peu de sable dans les rouages ». Ce ne sont pas de menus grains de sable qu’il faut balancer dans la machine mais quelques bons pavés fiscaux – en laissant toujours ouverte la possibilité d’apprécier si des pavés tout court… Tout le monde a idée de l’énormité du volume des transactions et de ce que leur taxation peut rapporter comme recettes phénoménales. Gageons qu’il y a là largement de quoi rembourser les dettes publiques ; aider au financement des retraites, etc. Les amis de la banque vont hurler qu’on prend leur chère finance pour une vache à lait, qu’on veut la traire, peut-être même la tuer. Et ils n’auront pas tort.
(les notes renvoient au site original)
[1] Une analyse de ce genre avait déjà été conduite à propos de la désinflation compétitive des années 1990. Voir Frédéric Lordon, Les quadratures de la politique économique, Albin Michel, 1997.
[2] Voir par exemple André Orléan, « La monnaie autoréférentielle. Réflexions sur les évolutions monétaires contemporaines », in Michel Aglietta et André Orléan (dir.) La monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998.
[3] Le LIBOR (London Interbank Offered Rate) est le taux du marché interbancaire. L’OIS, swap de taux pour une échéance de un jour, est considéré comme le taux du crédit interbancaire « sans risque ».
[4] Il est passé de 6 points de base le 15 mars à 13,4 points de base le 6 mai. C’est encore ridicule à côté des 360 points de base d’octobre 2008, mais on a du temps devant nous, et dans la finance les choses peuvent aller assez vite…
[5] Patrick Artus, « Crise de liquidité ou crise de solvabilité dans la zone euro : une distinction, très importante », Flash Natixis, n° 185, 22 avril 2010.
[6] Pour soutenir les cajas chancelantes, le gouvernement espagnol a constitué en 2009 un fonds de secours abondé à hauteur de 99 milliards d’euros, pour l’heure peu tiré. Pour l’heure le gouvernement compte beaucoup sur les restructurations bancaires « spontanées » pour régler le problème et faire reprendre les mauvaises banques par les bonnes…
[7] Voir sur ce blog, « Ce n’est pas la Grèce qu’il faut exclure, c’est l’Allemagne ! ».
[8] André Orléan, « Les croyances monétaires et le pouvoir des banques centrales », in Jean-Philippe Touffut (dir.), Les banques centrales sont-elle légitimes ?, Albin Michel, 2008.
[9] Sur l’incapacité des gouvernements en deux ans à produire la moindre re-régulation sérieuse, voir sur ce blog « La régulation financière : entre contresens et mauvais vouloir ».
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Billet initialement publié sur Le Monde diplomatique. Tous droits réservés, contrairement aux autres articles du site qui sont sous CC.
Chapô et illustrations OWNI (CC Flickr ~ Pil ~, comedy_nose et sunnyUK)
Illustration de Une : Xavier Häpe sur Flickr
]]>Selon un sondage Ifop publié par le Figaro, 72% des Français pensent que la crise ne justifie pas de reporter l’effort de réduction de la dette.
Mieux : 75% des sondés se disent “inquiets” en pensant au déficit public et à la dette de l’État, quand 92% s’accordent à reconnaître la nécessité de “réduire les dépenses”.
Il ne faut jamais désespérer. Voilà qui coupe l’herbe sous le pied d’une classe politique dont la plupart des membres misaient sur le peu d’intérêt des Français pour de si basses questions d’intendance. Et qui achève de démontrer le caractère factice de l’émission de télé-réalité présidentielle sur TF1, au cours de laquelle le mot “dette” n’a pas été prononcé une seule fois. Le président s’y est tour à tour présenté comme un capitaine d’industrie, un spécialiste en agronomie, une assistante sociale… mais en éludant la gestion des finances publiques, il a oublié de jouer son rôle le plus important : celui d’homme d’État.
Les états-majors vont-ils pour autant ajouter la réduction des déficits et la maîtrise des finances publiques à leurs thèmes de campagne pour les élections régionales ?
Wait and see. Quoi qu’il en soit, cette nouvelle donnée démontre qu’il existe en France un espace politique pour un discours mesuré et responsable en matière de politiques publiques. David Brooks avait décidément raison : les populistes perdent toujours à la fin.
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