Article initialement publié sur OWNI.eu sous le titre : « The death of fame anonimity in the age of digital activism »
Sauf mention contraire, tous les liens contenus dans cet article sont en anglais.
La notoriété se base traditionnellement sur une configuration de communication d’une personne vers plusieurs – je peux vous parler à vous tous, mais vous ne pouvez pas me répondre. La notoriété sur Internet est entièrement différente.
Pour réussir dans l’activisme numérique et la participation en ligne, il y a deux ingrédients particulièrement importants qui retiennent un peu l’attention : la célébrité et l’anonymat. La semaine dernière, j’ai bu quelques bières avec quelques-uns des militants online les plus connus de Mexico [es, pdf]. C’est ce groupe qui avait aidé à supprimer la taxe de 3% sur l’accès à Internet et avait bloqué la construction de la Via Express [es] à Guadalajara et de la Super Via [es] de Mexico. Quand j’ai jeté un œil autour de la table, j’ai réalisé que ces techno-activistes bien malins ressemblaient à n’importe quel jeune de Mexico City qui sortirait boire une bière un vendredi après-midi. La différence principale est qu’ils tiennent tous ensemble un compte Twitter suivi par environ 30.000 utilisateurs. Ils sont devenus “e-célèbre”, et quand ils parlent, les politiques sont obligés de les écouter et, souvent, de répondre.
Quand Michael Jackson est décédé en 2009, beaucoup de journalistes spécialisés sur les médias ont fait remarquer une mort plus importante encore : celle de la célébrité elle-même. En 1982, Michael Jackson a vendu plus de 100 millions de copies de l’album Thriller, soit plus que la population de Mexico à cette époque. Comparez ce chiffre à la meilleure vente d’albums l’an dernier, Recovery d’Eminem, qui a modestement atteint 3,42 millions… La plupart des gens connaissent au moins quelques-unes des paroles de Thriller, Beat it et Billy Jean. Mais seule une poignée d’entre nous connait les paroles d’une des chansons de Recovery.
Même chose pour la télévision. En 1953, environ 70% des foyers américains regardaient la série I love Lucy [fr]. L’année dernière, la plus populaire aux États-Unis, Two and a Half Man [NDLR : Mon oncle Charlie], n’a pas pu attirer l’attention de plus de 5% des Américains.
Entre-temps, Ryan Higa – un jeune Hawaiien d’origine asiatique qui a uploadé des vidéos pendant son temps libre – a eu plus de 3,2 millions d’abonnés YouTube – soit plus que Lady Gaga ou Justin Bieber. Bien que le quotidien Mexico reste le média numéro un au Mexique, il commence à perdre son influence ici. En 1976, El chavo de Ocho avait 350 millions de lecteurs à travers le monde. Aujourd’hui le programme le plus regardé est Triunfo del Amor. Même si on peut expliquer de façon rationnelle qu’il y ait aujourd’hui bien plus de téléspectateurs, ce n’est rien comparé à l’audience d’El Chavo del Ocho des années 1970. Et ce malgré le nombre record actuel de Mexicains qui possèdent une télévision.
Quel impact tout cela aura-t-il sur l’avenir de la célébrité et du militantisme ? Quand I love Lucy a été diffusé aux États-Unis, il était encore interdit de se marier entre homme et femme d’ethnies différentes dans quinze États. Avec une audience de près de 70% des ménages américains, la relation entre Lucille Ball et Desi Arnaz a permis de banaliser les mariages multiculturels dans tout le pays. Aujourd’hui, une émission télé ne parvient qu’à toucher une petite minorité d’un pays.
Il y a quelques années, David Weinberg, chercheur spécialisé sur Internet, a tenté d’expliquer les différences entre la célébrité en télé et radio et la célébrité sur Internet. La gloire dit-il est un produit de “l’ère de la diffusion”. La gloire se base sur une communication d’un vers plusieurs – je peux vous parler à vous tous, mais vous ne pouvez pas me parler en retour. Selon Weinberger, la célébrité sur Internet est entièrement différente, c’est participatif. Sur Internet, Televisa ne décide pas qui est célèbre, nous le décidons tous. Les gens deviennent célèbres parce que nous les citons sur Twitter, parce que nous faisons des liens sur leurs articles de blogs et leurs vidéos.
Un jour, Andy Warhol a dit que nous voulions tous être célèbres au moins quinze minutes. C’est-à-dire que nous voulons tous recevoir nos quinze minutes de gloire à la télévision ou à la radio. David Weinberger estime que sur Internet nous pouvons tous devenir célèbre aux yeux de 15 personnes – ceux qui nous suivent sur Twitter, YouTube ou nos blogs. C’est une vision démocratique et égalitaire du fonctionnement d’Internet, mais en réalité, ça marche rarement de cette manière. Une nouvelle étude de la consommation du contenu de Twitter a trouvé que plus de 50% du contenu qui est actuellement lu sur Twitter est produit par seulement 0,05% des utilisateurs. En d’autres termes, il y a environ 20.000 utilisateurs-élite qui sont responsables pour plus de la moitié de ce qui est lu sur Twitter.
En fin de compte, Weinberger a décrit la gloire sur Internet comme le fait pour une personne d’attirer plus d’attention sur elle qu’elle n’est capable de répondre. Avec cette définition, Gigi, 11.000 followers, est définitivement célèbre. De même que Jorge et moi-même. Joi Ito, qui a 24.000 followers sur Twitter, a décrit la célébrité sur Internet autrement : c’est quand on a le pouvoir de rassembler des centaines, voire des milliers de personnes, qui travaillent spontanément sur un projet solo ou une campagne. Et je pense que c’est ce type de célébrité que la majorité des activistes recherchent sur Internet. (Bien sûr, ils sont content de pouvoir obliger les hommes politiques à ne pas relâcher leurs efforts).
Alors que la plupart des militants Internet dépendent de la célébrité et de la popularité pour provoquer le changement, d’autres dépendent de leur anonymat. Il n’y a pas de meilleur exemple que les télégrammes anonymes publiés par WikiLeaks. Le CableGate est le plus connu, mais WikiLeaks a publié les emails personnels de Sarah Palin, des documents secrets sur la hiérarchie de la scientologie, la liste des membres du parti d’extrême-droite anglais, le British National Party, et bien d’autres encore. Les Anonymous sont aussi à l’origine de la sortie des photos des principales manifestations en Birmanie et en Iran.
L’anonymat diminue les barrières pour le commun des mortels qui veut se lancer dans l’activisme. Regardez Wael Ghonim. En 2010, Wael a déménagé du Caire à Dubaï pour travailler comme directeur du marketing de Google Afrique du Nord et Moyen Orient, basé aux Émirats Arabes Unis. Plus tard dans l’année, en juin, Wael crée anonymement une page Facebook “We are all Khaled Said” pour rendre hommage au passé de ce jeune homme qui a été battu à mort par les forces de sécurité égyptiennes, en pleine journée. La page exigeait que la police rende des comptes et soit davantage surveillée. Le nombre des membres a vite dépassé 350.000 personnes. Ghonim y a vu une opportunité d’inspirer de vraies actions, pour virer Moubarak du pouvoir une bonne fois pour toutes. Inspiré par le succès de la mobilisation en Tunisie, Ghonim a invité les fans sur Facebook à descendre dans la rue le 25 janvier. Il a demandé à son patron des congés pour quinze jours, invoquant des raisons personnelles. Ghonim a protégé son identité militante de façon obsessionnelle, et pour de bonnes raisons.
Deux jours après le début des protestations, il a été arrêté par la police égyptienne et interrogé sur son rôle dans l’administration de la page Facebook “We are all Khaled Said”. Douze jours après, le 7 février, Ghonim a été libéré et a fait une apparition émouvante à la télévision qui a aidé à catalyser et amplifier le mouvement de protestation.
On peut douter que Ghonim se serait engagé dans la manifestation s’il n’avait pas été certain de maintenir son anonymat. Bien qu’il ait insisté sur l’absence de leader de la révolution, il est important de souligner que son rôle d’inspirateur dépendait au final de sa figure publique, de sa notoriété.
La courte histoire du web 2.0 est jalonnée de militants anonymes qui ont publié des informations importantes et qui auraient risqué leur vie et celle des autres sans garder l’anonymat :
Salam Pax – Irak
Targuist Sniper – Maroc
Oxfordgirl – Angleterre/Iran
The Religious Policeman – Arabie Saoudite
Sleepless in Sudan – Soudan. (Il y a aussi une discussion intéressante à propos des blogueurs anonymes sur le blog de Dennis Whittle)
Zimpundit – Zimbabwe
Au Mexique, l’exemple le plus connu et le plus controversé d’un blog anonyme est le Blog del Narco [es]. J’étais à Monterrey jeudi dernier et juste quelques heures avant que mon avion atterrisse, une grenade a été jetée à l’intérieur des bureaux d’El Norte, le principal journal de la ville. Si les identités des deux jeunes étudiants administrateurs du Blog del Narco, avaient été rendues publiques, ils se seraient retrouvés morts en quelques heures à peine. Comme ils le disent eux-mêmes dans une interview pour Boing-Boing :
D’après les quelques détails qu’ils ont montrés à la télévision, on leur a jeté des grenades et leurs journalistes ont été kidnappés. Nous, nous publions tout. Imaginez ce qu’ils pourraient nous faire.
Dans le domaine de l’activisme, célébrité et anonymat ont tous les deux leur inconvénient. La gloire peut créer une scission au sein d’un réseau d’activistes, certains étant reconnus pour leur travail tandis que la grande majorité est ignorée. Wael Ghonim a lui-même affirmé : “Je garderai mon identité anonyme même si une révolution démarre et que ce gouvernement se fait jeter.” Parce que je pense que nous sommes en galère dans ce pays justement parce que chacun recherche sa gloire personnelle. Tout le monde part avec de bonnes intentions. Ensuite ils finissent tous par être corrompus.
Mais le large spectre que recouvre l’activisme online et le temps limité d’attention accordés par les hommes politiques, obligent quelques activistes connus – comme Andres Lajous [es], Leon Felipe Sanchez [es] et Maite Azuela [es] ici au Mexique – à devenir des ambassadeurs entre les centaines de milliers d’utilisateurs d’Internet et les quelques centaines d’hommes politiques qui prétendent les représenter.
L’anonymat permet certes aux militants comme Salam Pax et Zimpundit de publier des informations sans perdre leur travail ou risquer leur vie, mais il permet aussi aux criminels de terroriser la population tout restant hors de portée de la police. Le Cartel du Golfe a sa propre chaine officielle sur YouTube [es]. Dans la ville frontalière de Reynosa où les combats entre les Zetas et le cartel du Golfe sont les plus violents, un message sur Facebook avertissant de l’imminence d’une fusillade a entraîné la fermeture de toute la ville, y compris des écoles et des magasins. La fusillade prévue ne s’est jamais produite. En Colombie, une liste de personnes à abattre a été publiée sur Facebook et trois jeunes ont été tués.
Les politiques mexicains ont répondu par une proposition de loi qui leur donnait le pouvoir de bloquer les sites Internet incitant à violer la loi. La publication d’informations permettant à quelqu’un d’aller à l’encontre de la loi ou d’échapper à la police est alors devenue illégale. En pratique, la loi peut donner une excuse bien pratique au gouvernement pour censurer une information légitime, comme la vidéo de soldats harcelants des journalistes sur une scène de fusillade à Nuevo Laredo. Le gouvernement mexicain utilise déjà les réclamations sur le copyright pour censurer les manifestations en ligne [es].
Cliquer ici pour voir la vidéo.
Cependant le gouvernement a vite découvert le concept appelé l’effet Streisand : “un phénomène, propre à Internet, veut qu’une tentative de cacher ou de supprimer une information entraîne de façon non-désirée la diffusion plus importante de cette information.” Nous en avons eu un bon exemple le mois dernier quand un juge fédéral a essayé de supprimer le film documentaire Presunto Culpable des salles de cinéma. C’était la meilleure chose qui pouvait arriver au film. En quelques heures, il est devenu le produit le plus vendu des vendeurs de DVD pirates dans la rue. C’était même doublement ironique. Quand les activistes ont uploadé le film sur YouTube, le directeur a ordonné son retrait parce qu’il refusait de perdre des recettes des entrées en salle. Ça n’a fait que relancer la diffusion du film qui a été uploadé des dizaines de fois sur YouTube et d’autres sites de partage de vidéos.
Dans le domaine de l’activisme en ligne, nous avons besoin d’anonymat pour informer et nous avons besoin de gloire pour avoir une influence et peser sur le cours des choses. Le membre du Parti Vert allemand, Malte Spitz, l’a réalisé le mois dernier quand il a voulu diffuser les données que nos services mobiles collectent sur chacun de nos mouvements. Spitz est allé en justice pour exiger que Deutsche Telecom lui livre toutes les informations relatives à sa localisation et aux appels passés depuis 6 mois. Quand il a reçu le relevé incroyable de ses conversations électroniques, il a décidé de les rendre toutes publiques en faisant la visualisation dont on a beaucoup parlé sur Internet :
Spitz plaide maintenant pour le droit de vivre de façon plus anonyme dans un espace où chacun de nos mouvements peut être enregistré. Mais pour faire ça, il devait lui-même devenir célèbre.
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> Article publié initialement sur le blog de David Sasaki
> Traduction : Claire Berthelemy et Pierre Alonso
> Illustrations Flickr CC Phil Campbell, Anonymunich et Adobe of Chaos
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